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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

La soupe 1968 de Marisol

Il est douze ans sur le chemin du collège.

Le père ne va pas bien. Quand il presse un doigt sur sa jambe, l’empreinte  reste imprimée dans la chair fade. Cette auréole qui creuse son mollet est la cause que la mère ne sale plus les plats, et que l’on demande à l’épicière de réserver un paquet de ce coûteux café qui lui est recommandé.

Décaféiné, elle apprend ce mot au déshonneur de l’ordonnance paternelle.

A la maison, les interdits cernent le père : plus d’apéritif, plus de café, plus de sel. La mère ne renouvelle pas le vin blanc du bas de placard de la cuisine, pour lui éviter la tentation de siffler le fond de bouteille destiné au poisson au four. Demeure cependant pour le père l’ineffable honneur de lire le journal à midi. En apparence, rien ne change ; les nouvelles du jour absorbent tous ses mots, son attention muette. Depuis ses cinq ans qu’elle s’impatiente lire les secrets du journal du père !

On ne regarde pas dans l’assiette de son voisin !.

Tiens-toi droite et tais-toi !.

Il est douze ans en Périgord vert.

Curieux pays où l’on gâche généreux maïs aux cochons. Le verrat de la ferme leur a donné bien du mal : elles ont voulu jouer à le regarder de près, et Josiane au penty bleu a fait glisser le loquet ; l’animal a senti le vent frais, cogné le groin à la lourde porte de bois, et il leur a fallu trouver toutes les forces du désespoir pour contrer quatre cents kilos solidement nourris, réussir enfin refermer le loquet. La colère d’un père, tout faire pour ne pas renaître la colère d’un père. Douze ans de vent sur la joue, d’étonnements à ne plus savoir qu’en braire.

Maintenant le père est hospitalisé. La mère a demandé une lettre des enfants pour l’hôpital. Mais que dire à celui qui ne parle jamais ? Les mots restent  coincés. La lettre demeure page blanche durant des jours.

La mère rappelle au devoir. Elle finit par écrire quelques lignes serrées.

Et tout à l’heure, elle est rentrée du collège, la mère était assise dans la cuisine silencieuse.

Elle a juste fait glisser son carnet de notes au coin de la toile cirée. Depuis des jours qu’elle s’inquiète du chuchotement des professeurs à son passage, tous ces jours se demander pourquoi on parle d’elle, à chaque interclasse. Jusqu’à la pointer du doigt. C’est elle, c’est bien elle, c’est la petite, la nouvelle… ce qu’elle a bien pu pouvoir inventer ?

Elle a beau tout passer au crible, matin et soir elle ne trouve pas. Les devoirs sont prêts bien à l’avance, les cheveux impeccablement attachés aux repas, la bouche muselée.

Les enfants, ça ne pense pas ! Giflée.

Douze ans de questions encloses.

Hier, la mère est venue la chercher à sa table d’étude. Encore elle lit, cela désespère le père. C’est à sa table foncée, mangée par d’invisibles vers ouvrieux que la mère l’a trouvée, plongée en pleine attaque des chouans. La mère l’a décollée de ses devoirs, a tiré une chaise de la cuisine, et lui a griffé : épluche la soupe, j’en peux plus !

 

Sur la toile cirée, carottes, poireaux, pommes de terre. Elle s’assoit. La mère l’a laissée seule. C’est la première fois qu’elle s’applique peler, couper… les épluchures recouvrent peu à peu la feuille de journal. Tabous, mystère… douze ans de vie au bord du monde, enclose dans la maison sans les mots, et voici que le journal réservé au père s’entrouvre à ses yeux. Pas trop de sel pour les enfants, pas de sortie tu deviens grande, pas de réponse, tant de questionse

Dessus le journal ouvert, il tombe une lamelle d’épluchure, puis une autre.

Elle s’enhardit à peine pousser quelques légumes. Soudain elle entrevoit que si elle se presse à la pluche, la mère ne remarquera peut-être pas le temps passé à lire. Vite, terminer les pommes de terre !

C’est dans la terreur de la ceinture en cuir accrochée à gauche du placard du couloir aux castagnettes qu’elle dégage son premier encadré. Ventre noué, gorge arrêtée. Une ligne sur deux, elle se met grappiller un mot par-ci, un mot par là. Vertige. Ils dansent des brouillades dans ses yeux. Lire comme pécher. Vite, Elle rince et coupe la soupe épicée aux miettes de sens. Juste le temps de s’apercevoir que, comme les bandes dessinées du père, le journal est émaillé de fautes d’orthographe.

Jamais plus elle ne vivra ce vide à la terreur blanche, elle se promet, là : dans sa vie d’après, elle ne lira pas le journal. Jamais !

Les félicitations, cela s’appelle. Elle engramme ce mot nouveau.

Le Proviseur lui a souri les félicitations du conseil de classe. Elle a bien travaillé, voilà ce qu’elle a fait ; à peine débarquée à ce nouveau collège, elle a filé première à tous les bancs. Sur le chemin des blés, le vent sur la joue, les graviers dansés. Les félicitations ! Elle a même aligné Martine, la tenante du titre durant toutes les années de communale d’avant elle. Les félicitations, les félicitations !

Accoster à la maison sans les mots, sans livre, sans dictionnaire, sans rire et sans parler… elle est entrée dans la cuisine aux volets mi-clos, et a fait glisser silencieux le bulletin au sourire du proviseur. La mère est assise à la toile cirée, elle repose ses jambes et son dos, et tout de suite, apercevant la feuille pliée, la repousse vivement sans même l’ouvrir, laissant tomber, d’un trait :

Toi, j’ai l’habitude, j’ouvre même pas !

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