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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

Sissi et Jean-Michel Blanquer

Aujourd’hui je vais vous raconter Sissi, non pas l’impératrice, une autre ; une Sissi professeure d’anglais dans une petite ville impériale de province.

Sissi travaille pour l’éducation nationale et sa vocation a commencé tôt, vu que c’est en primaire que ça a débuté. Faut la voir la gosse brune avec ses grands yeux d’orient, elle est assise et elle aime l’école comme ma fille aime le beurre : passionnément. Parce que l’école, ça nourrit, ça embaume, ça pommade et ça rassure. Et à la maison pour Sissi, c’est pas ça.

Notons que Sissi a eu 20 sur 20 à son premier contrôle d’anglais en sixième et 16.5 à la dissert de civilisation pour l’agrégation interne d’anglais qu’elle vient de passer.

C’est pour ça que je raconte Sissi, elle n’a jamais désiré être impératrice mais elle a eu l’ambition de l’agrégation. C’est un peu pareil sans la robe à froufrous. Les agrégés de l’éducation nationale, c’est un peu des fonctionnaires aristocrates, on pourrait le leur reprocher, je me le reproche parfois quand ma robe à froufrous se coince dans les portes de la salle des profs ; pour Sissi, c’est plus et c’est autrement.

L’agrégation.

 C’est la revanche contre son enfance ; c’est la revanche contre sa classe sociale ; c’est la revanche contre des origines nord-africaines qui peinent à se faire aimer en France ; c’est la revanche aussi de tout ce qui a été difficile dans sa vie ; le concubinage avec l’amant français, les études avec peu d’argent, la naissance de l’enfant sans mariage, et la vie quotidienne où le mari et père de son enfant est dévoré par son travail.

Mais aussi une obéissance, une obéissance parce que Sissi est formatrice, Sissi participe à la conception de sujet, Sissi dit oui à l’éducation nationale, tout le temps, presque pour tout. Sissi n’a pas de robe à froufrous parce que c’est un soldat. Un excellent soldat. Perfectibilité de la perfection, Sissi a fait toutes les campagnes militaires depuis ses origines à nos jours, toutes les réformes. Mais là, aujourd’hui Sissi abandonne. Sissi ne veut pas, ne peut plus, ne fera plus, ne sera pas impératrice dans l’éducation nationale.

A cause de Jean-Michel. Dit Blanquer à la cour élyséenne où les dieux trônent si haut qu’ils n’ont pas vue assez longue pour apercevoir notre Sissi.

Sissi cette année a passé l’agrégation interne, des visites médicales, des entretiens, des visios, et bientôt un scanner et une séparation. L’année fut mauvaise et Jean-Michel la fit catastrophique. La dissertation portait sur la présidence d’Obama ; pour Sissi, le parcours d’un démocrate afro-américain c’est inspirant, et elle y va malgré son corps républicain qui n’est pas d’accord. Depuis toute petite, en plus de ses yeux d’orient, Sissi a une scoliose, une mal soignée, une sans corset qui la force depuis quelques années à prendre de la morphine quand dans la nuit, la massue vindicative de la douleur la brise en menus morceaux. Parce que Sissi n’est pas bien épaisse. C’est pour ça qu’il ne la voit pas Jean-Michel : 42 kg pour 1m 69 ; ça ne se voit pas de loin.

Mais faut le dire à Jean-Michel Blanquer pourquoi Sissi est si menue : Sissi a travaillé toute l’année, elle a jonglé avec les cachets pour avoir la concentration avec la douleur ; elle a révisé l’écrit, puis l’oral ; normal c’est son point fort ; l’oral c’est le bal pour Sissi, le moment où elle danse en l’honneur de cette époque où l’école était comme du beurre qu’on tartine.

C’est sur facebook qu’elle a appris que Jean-Michel a la vue courte et le bras long.

Sur BFM TV en quatre minutes, quatre petites minutes de crâne apaisé en bouche assassine, Jean-Michel décide du sort de toutes les Sissis et autres soldats de la cuvée 2020 : pas d’oral. Parmi eux des contractuels qui voient là le sésame à être titularisés après 5, 10, 15 années de CDD ; parmi eux, des amoureux de la littérature, des sciences, des mathématiques ; parmi eux des hommes et des femmes qui travaillent tout en passant les concours. Ce sont habituellement des silencieux, des dociles et l’on pourrait trouver étrange que j’écrive sur cette caste aussi importante dans l’ordre humain que l’est dans l’ordre animal, le Pangolin. Ils se sont réunis en collectif. Ils réclament de maintenir les oraux, de maintenir l’admissibilité sur deux ans, ils réclament d’être traités comme les aristocrates de l’agrégation externe qui, eux, ont leurs oraux. Ils réclament l’admission ? Non, finalement, Sissi et consorts ne méritent pas. On parle d’eux en méritocrate, ce sont de potentiels aristocrates, mais des discounts. Des qui comptent pas.

Ce qui me trouble c’est cette manière systémique qu’a le pouvoir de transformer le juste en aumône, ceux qui demandent justice en mendiants.

Personne ne pourra rembourser Sissi. Ce culte pour le sacrifice de soi est un culte assassin, un culte que l’on transmet régulièrement partout. La France aime les héros, ceux qui se tiennent silencieux heureux d’une médaille en toc, furieux et glorieux d’un honneur qui ne remplit pas le ventre et ne paie pas le loyer mais comble les tribunes médiatiques et le plastron ministériel. Sissi en a fini d’être Sissi. On a brisé en elle ce qui avait fait son socle.

Et c’est tant mieux.

Parce que je ne trouve pas normal que Sissi refuse de prendre des arrêts maladies parce qu’elle ne va pas être remplacée pendant le COVID, je ne trouve pas normal qu’une femme en arrive à multiplier les missions, à additionner plusieurs vies en risquant la sienne. Je ne trouve pas normal qu’un corps se plie en deux de douleur parce qu’il ne peut plus rien avaler et que le fait d’un prince au petit pouvoir décide de le mépriser.

Jean-Michel Blanquer ne la mérite pas. Ne vous mérite pas. Ne nous mérite pas.

Sissi prend sa tension avant de se lever du lit, à 8, elle s’évanouit. Les jurys ont fait le calcul, à 0,72 elle reste dans son lit, elle n’aura pas l’agreg. Ce qui la bouffe, c’est qu’elle ne pourra même pas défendre ce qu’elle a gagné, parce qu’un soldat c’est pas un gars ou une fille que tu abats avant la bataille, faut attendre que l’ennemi le fasse, c’est son job à l’ennemi. Elle aurait accepté la défaite d’un examen raté ; ce qui est insupportable, c’est ce reniement, c’est cette incompréhension de ne pas avoir pu défendre sa place. A vouloir fuir la soumission de son enfance, Sissi a rejoint celle d’un ministère ; la petite fille modèle, la prof -exemplaire voit sa foi se résorber. Avec elle d’autres insistent pour maintenir leurs droits qui ne sont pas des privilèges.

C’est ainsi que fait le pouvoir pour faire taire la justice sociale, la justice de traitement, il fait croire que la justice est un privilège et le droit une insolence anti-démocratique.

Des années, des mois, et ça ne va pas s’arrêter ; que l’on voit ces décisions aveugles prises sans fraternité, sans intelligence, sans bon-sens, ces décisions orchestrées par le mépris et l’improvisation comptable de ministères princiers qui vont voir se lever des corps faibles mais en colère, des Sissis aux froufrous usés mais en colère, des infirmières épuisées mais en colère, des médecins, des retraités, des intermittents du spectacle à genoux mais en colère, des cavistes, des auteurs, des plombiers, des serveurs, des maîtres d’hôtels, des étrangers, des jeunes, des étudiants, des universitaires lassés mais en colère. Leur union serait l’épouvantail d’une démocratie qui se refuse comme démocratie réelle. Ça me fait peur, ça me fait mal ; mais quand j’écoute les gens autour de moi, parfois, en aristocrate lucide, cette union me fait envie.

Dalie Farah

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