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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"
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Les vies sont brisées d’un rien et il ne faudrait pas croire qu’en réchapper c’est le mériter.

Robe à pois rouge, chapeau, imper sous le bras, place de la Victoire, j’attends Jean-Marc Laurent, journaliste à la Montagne pour une interview. Première terrasse post-confinement et il pleut des averses capricieuses et violentes comme un gamin pourri gâté qui veut une friandise.

Je m’installe sur un banc, victorieuse devant la statue d’Urbain II vénérable à avoir appelé aux croisades contre les Sarrazins en 1095. Comme le temps passe. La miséricorde papale et guerrière trône tandis que la sombre et fière pierre de Volvic brille de l’humidité d’une averse récente.

Dans l’immobilité, l’homme titube, canette de bière, veste de survêtement démodé, pantalon de survêtement démodé, l’homme est démodé des pieds à la tête pour un 3 juin 2020. La femme assise en terrasse marinière, se lève brusquement, elle se lève et met son masque ; ignorante que cela protège l’homme ivre de ses miasmes mais ne la protègera pas de lui. Elle laisse son sac à main. L’homme avance et change de cap, il prend une chaise et voit son salut dans le rassemblement de trois femmes attablées. Trois femmes en chair et en vie, de cette terrasse espérée depuis l’enfermement confiné planétaire. Elles poussent des cris, elles ont peur, se lèvent ensemble, et s’éloignent face à l’homme qui lance des excuses de majordome qui aurait commis un impair.

Mon instinct sait. Il n’est pas dangereux, indubitablement ivre, certainement seul et vaguement malheureux.

La femme en marinière s’inquiète de nouveau, se lève et prend son sac, effrayée face à l’homme qui titube de nouveau sa solitude vers elle. Elle part.

La scène est un spectacle social : le droit à la terrasse pour tous ou presque. Personne ne bouge. Un serveur arrive et demande à l’homme de s’éloigner, le majordome docile longe la fontaine autour d’Urbain II qui appelle aux croisades mais ne peut rien contre le chrétien minuscule esseulé à ses pieds. Je suis désormais seule et assise sur le banc face à l’homme enivré. Il croise ma présence, je peux vous raconter mon histoire argue-t-il. Je dis oui, quand on est écrivain, qu’on s’ennuie à attendre, qu’on en a vu d’autres, on adore les histoires ; j’ai pas peur de vous je lui dis, moi non plus me répond-il ; l’homme a tort, y a parfois de quoi avoir peur de moi ; le serveur se précipite de nouveau, pour me sauver j’imagine ; ingrate et suicidaire, je dis, il est avec moi ; ouais mais pas sur ma terrasse rétorque le serveur un peu vexé de l’inutilité de sa bravoure sincère. Et je dis aussi, il existe, j’insiste, parce que ça commence à m’agacer, cet homme existe. Pas sur ma terrasse répète le serveur peu sensible à ma philosophie chrétienne de sarrasine post confinement.

Heureusement, il reste les bancs propriété publique même pour les alcoolos sans gêne et mal habillés et les écrivaines héroïques discount. Sans aucune reconnaissance, et c’est à cela qu’on reconnait les grands, l’homme s’approche. A un mètre, je lui dis. Et on s’installe de chaque côté du banc double, je pense à ces jolis fauteuils que l’on appelle des conversations.

Il est fin saoul, il est 13h25, il lui manque des dents. Il est fin saoul et s’appelle Philippe, a divorcé à 45 ans, il a 54 ans, on lui en donnerait 132, 5. Il raconte d’une manière étrange, il raconte en laissant les fins de ses phrases en suspension pour que je devine le dernier mot, souvent je me trompe. Je me sens seule moi aussi, Philippe n’est pas de mauvaise compagnie.

L’histoire c’est le tiercé dans le désordre, gendarme, accident de voiture, alcoolisme. Je reconnais les faits répète Philippe. Je regarde la canette en métal, le bon marché de la drogue fatale dont on ne guérit pas, les beaux yeux bleus qui avaient dû être notés et soulignés dans le minois du gamin en CM2, mon prochain le plus proche c’est lui et il m’est moins lointain que les terres où les croisés avaient annoncés le message d’amour du Christ.

Oh, je ne suis pas meilleure que les autres, et mon émotion fraternelle n’est pas supérieure au sursaut grégaire de ces femmes inquiètes de l’homme imprévisible dans son ébriété ; une autre fois, où moi j’aurais peur il faudrait espérer la tendresse possible d’une femme en marinière.

Je comprends la peur, j’ai peur tout le temps de tout, mais j’ai plus peur de ces gestes de rejets, ces gestes pour faire barrière à des minuscules trop visibles.

Les vies sont brisées d’un rien et il ne faudrait pas croire qu’en réchapper c’est le mériter. J’ai dû aller à mon rendez-vous. Philippe qui tournait en boucle son histoire de gendarme m’a souhaité bonne journée et je n’ai pas osé lui répondre à vous aussi.

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