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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"
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The square ou la quadrature du cercle

Paraît que le film ne fait pas l’unanimité, parait même que le réalisateur suédois se serait planté, aurait eu l’outrecuidance de la création, la démesure du bavardage, bref il aurait eu le film facile, comme on a en fin de soirée le rire un peu trop facile.

Je ne sais pas. Ce que je sais c’est qu’il faut aller voir ce film.

The square est un film à voir car tout film, voire toute œuvre qui interroge avec justesse est une œuvre à lire, à voir, à entendre.

Faut dire que j’aime bien les bonnes questions et que je déteste assez les fausses bonnes réponses.

Donc, The Square.

 Si le christ me ressemblait et était amateur de performances interrogatives il aurait fait ce film. L’arrière-plan thématique du film se situe dans le monde de l’art contemporain et le film en adopte dans sa facture l’aspect « performance » dans le sens propre comme dans le sens figuré, ce qui en stylistique s’appelle une syllepse. Cette syllepse est sans doute la structure la plus dérangeante du film, pour ma part, je la trouve honnête.

Ainsi, de figure en figure, le film fiche le tournis : au sens propre comme au sens figuré encore. Le réalisateur multiplie les mises en abymes et les poupées russes sont de sacrées petites joueuses de rien du tout même si on en emboîtait toute une série. La mise en abyme la plus aboutie concerne le téléphone portable symbole de la communication directe et de toute la résonance d’intercommunication de notre siècle mais qui dans le film va être l’occasion de conversations avortées, coupées, lettre de menace, incompréhension, manque d’écoute, voire catastrophe de communication dans la gestion d’une exposition.

Une autre figure m’a particulièrement intéressée et concerne la langage, la langue. En linguistique, on distingue globalement le langage comme une capacité commune et la langue comme une pratique. Dans ce film, le langage depuis l’onomatopée jusqu’au discours élaboré en passant par le slogan publicitaire est mis en perspective dans ses disruptions, c’est-à-dire ses ruptures et ça, ça pose de très très bonnes questions. Les disruptions du langage servent toujours et perpétuellement à interroger la limite. La scène assez flaubertienne où une femme interroge un artiste contemporain qui est interrompu par les insultes d’un homme atteint du syndrome de la Tourette demande : qu’est-ce qui est obscène ? Le mot, la situation, la gène de ceux qui voudraient que l’homme s’en aille, les insultes sexistes, l’artiste qui cherche une posture, la critique d’art qui signale qu’on a là un artiste rare (donc implicitement = un homme de valeur) ; qu’est-ce qui est obscène ? Où est la limite de l’obscénité ?

C’est là sans doute le thème majeur du film : Quelle est la limite ? De quoi ? Ben, de tout, tiens, on va pas faire un film pour rien quand même, surtout quand on est suédois.

En vrac et dans le désordre : la limite de l’art, de l’artisanat, du bricolage ? (scène des travaux, le gravier) ; la limite du sacré, du sacrilège, de la morale ? ( Ave Maria en BO, les choix du conservateurs…) ; la limite de l’homme, du l’humanité, de l’animalité, de la sauvagerie et de la civilisation (singe qui dessine, un homme-sauvage, du sexe performé, des notables qui se jettent sur un buffet) ;  la limite du langage (l’obscurité d’un énoncé artistique, la clarté d’une insulte, la pertinence du syndrome de la Tourette, le vide d’un énoncé journalistique…) ; la limite de l’amour, la limite de la confiance, de la méfiance etc… et surtout et avant tout :

Quelle est la limite de la limite (voire de la limite de la limite de la limite) ?

L’œuvre qui donne son titre au film : The square est une sorte de parabole biblique, une forme de verset performance dont la « profession de foi » est répétée plusieurs fois dans le film (inaudible, jusqu’à être notée scrupuleusement par les journalistes à la fin) :

« Le Carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance. En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. »

Dans ce carré règne un ordre moral absolu, celui de la confiance de l’entraide, l’autre devient un autre soi, que l’on aime mieux que soi-même. C’est du génie d’avoir pensé à circonscrire toute la question de l’altérité dans un carré, et ceux qui évoquent une série de séquences sans scénario, je ne les comprends pas. On retrouve souvent ce terme dans les textes, c’est un gimmick philosophique : la question de l’Autre. En général, l’autre, cet autre-là a une majuscule, majuscule au passage dont on se fout total, parce que mettre  une majuscule à Autre, c’est comme en mettre à Syriens, Arabes, Somaliens quand on parle des réfugiés, on le fait pour la grammaire pas pour la considération. Bref, et semi-pardon pour cette intrusion.

Une autre question : un carré suffit-il à  dire les limites ? Faut croire que oui….et non.

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Le début du film c’est une foule, des cris qui appellent à l’aide et un téléphone, un portefeuille, des boutons de manchettes qui disparaissent.  C’est le battement d’ailes de papillon qui crée un faux chaos.  Le conservateur se met en tête de retrouver ce téléphone : c’est la tension narrative du film qui est en même temps une série de soubresauts comiques qui font la saveur du maillage entre la mise en place de l’exposition et l’intrigue au sujet du portable. L’allégorie du chaos, autre figure stylistique prend la forme d’un gamin de onze ans vindicatif et têtu venu réclamer des excuses auprès du conservateur. L’apparition entêtante du gamin aura pour écho son absence finale : pas de chaos, juste du bruit. Beaucoup de bruit pour rien ?

Non, je dirai que l’art du contrepoint est un art majeur, que le contrepoint est comme une fugue musicale, il est présent par sa légèreté et son obstination.

Le conservateur est porté par l’utopie de l’œuvre et de l’exposition, il s’appelle Christian, il est sincère, volontaire mais limité et peu conscient au fond de ses limites : il vit dans un pré-carré qui se targue d’être « no-limit » mais dont l’obéissance frise le fanatisme. On lui vole son portable parce qu’il tente d’aider une jeune fille en détresse (comme dans les BD : Help !), il est fier, se tape la poitrine comme le semi-primate qu’il est (qu’on est toujours) et ce geste altruiste est son hybris, sa démesure. Dans un film de science-fiction on verrait qu’il passe une porte, genre porte des étoiles. C’est la faille : son altruisme se trouve sur la ligne de l’instinctif, de l’animal, mais aussi du convenu, de la Bonne Action du jour, de l’anecdote du dîner mondain, de la bravoure en costard cravate ; bref, cet altruisme comme conséquence de l’intrusion du réel  le fait basculer dans un univers de marges (à la fois temporelle, spatiale, et en termes de gestes) qu’il ne connaît pas (banlieue, actions illégales, menaces…).

Cette expérience des limites, des marges procure une énergie, une vitalité qui se manifeste d’abord dans le rire, puis dans la peur, la colère, le désir etc. Parce qu’il est limité le type, bien sûr qu’il est limité : par son corps, sa fonction, son statut etc. Cette vitalité apparaît d’ailleurs comme éphémère et vaine, une parenthèse non un style de vie.

La question de l’Autre est donc densifiée dans le rapport à l’aide, à la charité, à la compassion , elle est portée par des cris,  des pleurs, des appels à l’aide qui font la BO principale du film avec l’Ave Maria, ces appels se multiplient jusqu’à cette parabole grotesque et outrancière  (drôle ) du « bad-buzz » du film des communicants où une petite suédoise (une poupée/petite fille) qui pleure aura un sort funeste. Mais au bout du bout, au bout du bout du film :  l’exposition aura sa double page dans la presse et les mendiants continueront de mendier.

Dans ce film, j’ai aimé les failles et les intrusions farcesques : le singe, la scène du préservatif, le bruit des chaises d’une installation, les deux communicants, la ruée sur le buffet etc. J’ai moins aimé la pédagogie de la répétition formelle du carré et de la vidéo à l’enfant. Certains symboles m’apparaissent comme moins pertinents. Mais peu importe. On a reproché à ce film d’être binaire, caricatural, je ne trouve pas : la question binaire se pose plutôt en termes de lignes, de marges, de seuils, je dirai.

L’image répétitive des corps mendiants allongés semblables aux tas de graviers d’une des œuvres de l’exposition (We have nothing) souligne un statut esthétique troublant de l’Autre dans les multiples carrés. Le theatrum mundi est aussi finalement, un espace d’art contemporain, un espace de performances contemporaines : les hommes qui souffrent sont comme ces œuvres que l’on ne comprend pas sans leur notice. Ils interrogent et occupent un espace à côté duquel la vie continue.

Est-ce une œuvre cynique ? Peut-être.

Pourtant, le réalisateur suédois prend soin de ménager son spectateur : grâce à des renversements absurdes et inattendus, comme ce mendiant ignoré qui se retrouve à garder les courses chics du conservateur et à prévenir ses filles qu’il est parti. Le renversement, figure médiévale et seiziémiste de la subversion veille à ne pas étouffer et désespérer le spectateur par une parabole de l’Ecclésiaste version Stokholm.

Tout est vanité, peut-être, « il n’y a pas de Nous »* sans doute, mais c’est cela qui donne une chance à chacun de renverser une tragédie en comédie,  voire le tragique dans tout rire, c’est peut-être cela la quadrature du cercle existentiel ?

Considérer sa vie comme une forme expérimentale d’être, c’est toute la modestie et l’arrogance que l’on puisse donner à cette performance unique qu’est notre vie, non ?

Dalie Farah

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