Le dernier Bégaudeau En guerre : Un bijou d’orfèvrerie sociale politique et d’humanité juste.
En 2017, blindée de préjugés, je découvre l’auteur Bégaudeau ; depuis non seulement j’ai amendé mon jugement sur le bonhomme mais j’ai surtout découvert une œuvre dont l’esthétique dit le monde avec justesse. Son dernier roman qui fait la rentrée littéraire 2018 n’échappe pas à la qualité du dernier voire le surplombe.
En guerre
Le titre n’invite pas à la modestie et pour quoi faire ? Je vous vois venir, vous qui avez encore dans la rétine votre avis tout cuit sur un type que vous ne lisez pas. En guerre est pourtant le mot juste et le titre juste pour ce livre qui croise les puissances structurant le monde contemporain depuis les affects entre hommes et femmes jusqu’aux liens qui régissent le travail, l’homme, l’outil de travail et le capital.
Tout y est. Et bien dosé.
Le conflit social et sa logique fatale
La soumission au travail et sa logique fatale
L’amour transgressif et sa logique fatale
La domination de l’argent et sa logique fatale.
La temporalité du roman s’inscrit juste après les attentats qui sont comme l’arrière-plan brumeux d’une toile romantique. La référence aux attentats de 2015 où l’expression avait été utilisée est renversée : la guerre est invisible, les attentats ce n’est pas la guerre, le monde tel qu’il est, est en état de guerre.
Et on connaît les vainqueurs, on connaît les vaincus.
Cependant et c’est la finesse du récit, les personnages montrent leur participation plus ou moins consentante à leur propre domination, à leur propre défaite. Les mécanismes inconscients ou assumés des différents conditionnements sont évoqués avec une légèreté qui dit la violence de l’affaire. Depuis ceux qui font le ménage (la mère de Louisa) et qui s’excusent de tout, ceux qui érigent le travail manuel en divinité même si ce même travail détruit (le père de Cristiano), ceux qui s’enferment dans des fonctions qui les cantonnent (les noirs vigiles de boite) et même les héritiers qui vont jusqu’à croire à leur talent inné…
Les dessous fuchsia de Louisa et l’usine Ecolex.
François Bégaudeau tisse depuis la couleur des dessous de Louisa jusqu’à l’historique complexe du rachat de l’usine Ecolex une logique politique et sociale qui écrase.
Ce livre vaut discours sans discours.
Ça commence comme ça :
« Plus juste serait de dire que Romain Praisse et Louisa Makhloufi n’habitent pas la même ville. »
L’incipit pose là toute la suspension et la dialectique du livre : des créatures -souvent d’amour– habitent les mêmes villes et ne sont pas amenées à se « croiser, s’aviser et s’entreprendre » sinon au « prix d’une conjonction hasardeuse de faits nécessaires. »
En traçant le parcours de ces deux personnages, l’auteur décrit la vérité vraie d’un monde qui compartimente les êtres dans des quartiers, des pérégrinations qui, au fond, les enferment dans des impasses. Le hasard est la seule conjonction possible, la seule qui puisse rompre un continuum social politique qui veut que chacun à sa place et surtout pas bouger.
L’histoire d’amour pourrait se jouer, se joue presque, mais est déjouée par le réel et ses structures. Les personnages ont profité d’une « conjonction hasardeuse » provisoire.
Cette formule densifie un autre axe du livre : sa fresque sociale. J’emploie le terme « fresque » car subrepticement sont évoquées les racines des situations sociales contemporaines à travers la généalogie des personnages. Autour des principaux protagonistes sont égrenées des vies effleurées passionnantes qui racontent la ville comme elle est. Parce que c’est aussi un personnage que cette ville où la cathédrale se visite, les boites de nuits se répartissent les populations, les espaces culturels drainent des populations sages et convaincues.
Cristiano
Enfin et c’est mon coup de cœur, il y a le troisième personnage principal : Cristiano. Il est la colonne de tension du livre : sa voix intérieure, ses troubles portent le sens du livre comme le faisait M. Septimus Warren Smith dans Mrs Dalloway. Oracle punitif, malheureux sacrifié, corps amputé et hypothéqué, il m’a émue et emportée sur les deux tiers du livre. Cet ouvrier, abandonné, licencié, affaibli, trompé rompt le lien qui le tient au monde et révèle dans le même temps la violence totale de ce monde.
La beauté de Cristiano est celle de Septimus : victime expiatoire d’une histoire qui tient à lui et le fait disparaître. Justement Septimus parle aux oiseaux et il revient de la guerre. Il se croit toujours en guerre.
Comme j’aime le Prince Michkyne de Dostoïevski, j’aime Septimus et j’aime Cristiano.
Ces personnages-là sont des révélateurs, des révélateurs fictionnels d’une réalité qui perd le sens du juste, révélateurs d’une écriture qui fouille l’antre des êtres, révélateurs d’une esthétique qui cherche à dire les failles et les ambivalences d’une psyché qui peut être à la fois tout et son contraire.
Le roman d’un scénariste
En guerre, c’est du réalisme complexe (pléonasme ?), du naturalisme mystique (tautologie ?), mais c’est surtout l’humanité juste. (Redondance ?)
Le mouvement à être suit les crédits à rembourser, les journées à dérouler, les soirées à passer mais c’est en scénariste que François Bégaudeau déroule l’action de son roman.
La fiction croise les lignes comme celles du métro, le hasard dissimule une nécessité politique et sociale. La composition méticuleuse du roman alterne ellipse, enchaînement, fausse juxtaposition car le lien « factuel » n’est pas toujours le lien « causal ».
Qui chercherait du sens au destin des personnages n’en trouverait pas sauf à l’inventer puis à y croire, et c’est le droit du lecteur.
La beauté
L’écriture de Bégaudeau est une écriture économe, ciselée. Et les nouveaux lecteurs pourraient être étonnés de cette alternance d’actions/descriptions qui transforment l’acte en fait puis en chimie des corps. On agit mû par des forces dormantes souvent invisibles. Le récit est tendu, le rythme ne perd pas son temps, pas de bavardage (silence on écrit) les dialogues, tac au tac ; c’est une parole vivante. Dans ce livre l’ironie bégaudienne s’est dévêtue, elle affleure comme un vernis discret. Nude on dit dans Grazia. François Bégaudeau devient pudique et ce sont ses personnages qui jouent la transgression, notamment l’avocat gay dont les sorties m’ont fait pouffer comme une dinde. (Ça pouffe les dindes ?)
Et l’on est saisi presque à chaque page par des formules qui croquent le réel et éclaboussent la raison. La beauté de l’écriture est dans le choix de ne pas aller au-delà de ce qui est, pas d’ajout, pas de facilité mais une forme de jeu à écrire juste. « Simple et tendre. »
Le fin de la fin
Reste la fin du livre. La fin bégaudienne. Le moment où le lecteur doit se mettre en danseuse. C’est une côte. Faut pas déconner, il va pas non plus tout nous servir sur un plateau et les pages tournent toutes seules et tout et tout jusqu’au bout.
Trente pages avant que ça se termine, on ralentit, on se pose
La fin amorce un de ces renversements chers à François Bégaudeau. C’est le dernier vers du sonnet italien, celui qui fait clin d’œil, qui change tout, la dérision dans une poésie au premier degré.
Une poésie littérale du monde.
De surface.
Matérielle et sensorielle.
Septimus Warren Smith qui comprend le langage des oiseaux depuis qu’il est revenu de la guerre ne me contredit pas. Les dernières pages découvrent le romancier Bégaudeau qui va au secours de l’écrivain/personnage Pirlo, incapable de changer ces choses qui le blessent.
Qu’à cela ne tienne, écrire c’est aussi être tendre avec le réel et lui offrir une porte de sortie. Parce que finalement, un roman n’est pas un mode d’emploi, ni une injonction à être ou faire. La littérature que j’aime est une littérature qui déplie le réel, l’interroge sans donner de leçon au lecteur.
Dans son dernier roman, François Bégaudeau réussit à dessiner l’exceptionnelle violence sociale contemporaine (En Guerre) en l’écrivant comme banale. Il n’y a pas de morale, pas de fausse héroïsation, pas de destin, juste des vies.
Je ne sais pas si elle fera l’unanimité cette fin, peu importe, c’est un cadeau, on le prend, on le croit, et on respire.
Dalie Farah
Florilège
« En vérité on vous le dit : les grèves c’était bon pour le temps du travail. Au temps du chômage faut inventer autre chose les gars.
Et les filles.
Et les filles pardon. »
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« Cristiano est fort en gueule mais faible en mots. »
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« L’hiver est une saison inutile, songe-t-il, toutes les saisons le sont, mais pour l’hiver mention spéciale du jury. »
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« Son père l’a assez souvent répété : le travail si c’est pas avec les mains c’est pas du travail. »
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« On est devenu une merde mais on peut encore se torcher tout seul. »
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« Cristiano n’aime pas le hasard. Il réfute l’arbitraire car il aime la justice. »
Quelques autres œuvres de l’auteur à découvrir ici :
http://plumesdailesetmauvaisesgraines.fr/pourquoi-il-faut-lire-francois-begaudeau/
Le site officiel de l’auteur :
http://begaudeau.info/