Le Bégaudeau nouveau aurait un goût de mangue
Le Bégaudeau nouveau aurait un goût de mangue
Et c’est pas de la piquette. Sous le titre Un enlèvement, et l’illustration stylisée de silhouettes personnages que l’on repère sur les portes des toilettes pour signifier un genre et un âge, le nouveau roman de Bégaudeau procède à plusieurs rapts.
Le choix du roi
Ce qui frappe, ce qui attrape, et kidnappe en premier c’est l’écriture ; c’est toujours l’écriture, mais là, cette fois, davantage que d’habitude… j’avoue être lasse de ces romans singeant les séries Netflix en ouvrant le bal sur une scène de crime, de hurlements, d’ultraquelquechose dont l’intensité ne se retrouve plus dans le reste du livre. Les premières pages du roman de Bégaudeau s’ouvrent sur un repas. Calme, harmonieux. De famille. De petite famille que l’on appelle nucléaire : un papa, une maman, une petite fille, un petit garçon. Le choix du roi. Le narrateur est le père, mariée à Brune, Justine est leur brillante fille et ils ont un fils, en plus, en moins, c’est selon. Ce petit déjeuner en terrasse au mois d’août dans une résidence haut-de-gamme de Royan offre tous les contentements à Emmanuel, profitant de toutes les occasions pour vérifier le degré de performance de ce qu’il vit et d’abord, de ses enfants : la vue sur la mer est l’occasion d’une leçon de géographie, les courses chez le poissonnier un cours de biologie…Et le narrateur s’applique à lui-même cette exigence en maximisant la valeur de ses footings grâce à une montre connectée qui mesure et compte tout. Il est roi, roi de son corps svelte, roi de sa famille si admirable, roi d’un monde où rien n’accroche, où le vent – important le vent – est toujours favorable. Il a choisi d’être lui, en tout cas, il le croit.
Un thriller apaisé
Dans un style non pas épuré mais toujours aussi ciselé, travaillé à l’économie, François Bégaudeau peint cette royauté comme une tragédie calme, un drame sans passion qui fait parfois froid dans le dos. La prouesse technique tient à l’énonciation et au tissage (à ma connaissance, le plus complexe jamais écrit par Bégaudeau) entre la voix et le point de vue d’Emmanuel et celui d’un autre narrateur, embusqué qui va épaissir les pensées et les sensations du personnage depuis un angle redoutable. Sans jugement, le récit se fait cruel, cynique, grinçant à proportion de la fluidité de la vie des Legendre. La cruauté siège dans l’apparente douceur de cette famille sans drame, où même le soupçon d’adultère ne fournit que l’occasion d’une discussion managériale pour ramener la paix. Une fausse paix. Ces vacances sont l’occasion de journées à la plage, d’apéro chez Edouard et pour leur fils des séances à l’Atelier Papillon. La tension du roman est une tension par en-dessous, et ça aussi c’est du grand art ; je sais qu’on est friand d’événements, friand d’actions mais qui est vivant sait que la vie peut-être une tension sans événements majeurs, sans catastrophes et c’est bien Louis, l’enfant sans prodige, qui la porte pour partie. Louis ne répond pas aux quizz de son père à la différence de Justine sa grande sœur, il ne répond pas en anglais à la différence de Justine sa grande sœur, il n’anticipe pas le désir de famille à la différence de Justine sa grande sœur, il y a un souci avec Louis.
Un roman, c’est un miroir qu’on ne promène pas sur un chemin.
Non, on le porte sur soi. C’est ce que fait Emmanuel : ses yeux ne lui servent jamais à voir, mais à se regarder. Sa vie ne lui sert jamais à vivre mais à mesurer la valeur de sa vie. Sur la plage, un photographe propose de prendre en photo la si belle famille Legendre et surtout la femme et la fille. Brune, la mère, Justine, la fille sont belles. Idéalement belles, d’une beauté qui fait référence, étalon, qui mesure la laideur des autres. Cette confiance en soi, cette croyance en soi est terrifiante ; il ne s’agit pas de narcissisme – souvent une très bonne maladie – mais de quelque chose de plus grave, plus profond : Emmanuel et Brune ne savent pas grand-chose du réel. Ils habitent le monde en locataires alors qu’ils sont propriétaires partout où ils vont. Maître de l’optimisation fiscale, Emmanuel optimise sa vie, son quotidien et se prend pour référence. Qui exclut. Et d’abord ce fils, ce Louis qui apparemment ne sait pas lire alors qu’il va aller en CE1. L’on peut marcher main dans la main avec son fils, mais comment se gargariser pleinement si cet enfant n’est pas performant ; cela perturbe les Legendre, et à l’impatience d’Emmanuel, Brune associe un dialogue fondé sur la non-violence et la complétion de grilles de compétences. Non acquis.
Que sont nos bourgeois devenus ?
Acquérir, acheter, négocier, c’est justement l’ouvrage de ces boutiquiers que sont les Bourgeois sans noblesse déjà ridicules avec Molière ou Flaubert ; le bourgeois 2.0 n’est pas de ceux-là. Bien sûr l’on pense à l’essai de Bégaudeau Histoire de ta bêtise. Bien sûr il y a des liens ; on pense aussi à En Guerre, autre roman de Bégaudeau où une Louisa Makhloufi enchaîne les petits contrats et se retrouve ici à aider la mère d’Emmanuel atteinte de la maladie d’Alzheimer. Mais, Un enlèvement, prolonge plus qu’il ne dédouble, recrée plus qu’il ne poursuit. François Bégaudeau est un écrivain délicat, il n’a pas écrit La délicatesse, il a écrit, Vers la douceur. Sa douceur et sa délicatesse enveloppent aussi ses personnages qui s’avèrent être prisonniers de leurs valeurs ; qu’elles soient diététiques, fiscales, sportives ou conjugales. Ainsi une scène tragi-comique voit le pauvre Emmanuel forcé de partir courir avec des yaourts sous le bras : ayant acheté des non-bios par mégarde, surpris à la benne par des Roms qui veulent lui expliquer que ces yaourts ne sont pas périmés, l’homme – malgré son tropisme humaniste volontaire – se retrouve ridiculisé dans son legging moulant que les deux Roms moquent sans retenue. Ce miroir-là fait fuir Emmanuel.
Dis-moi qui est le plus beau.
Qu’est-ce qui est laid ? Tout ce qui n’est pas nous, répondent Brune et Emmanuel, Edouard et Marlène. Qu’est-ce qui est laid ? la fausseté répond François. Le roman est aussi -et toujours chez Bégaudeau – un art poétique. Comment séparer la vie de l’écriture dans un roman ? Même Salomon ne s’aventurerait pas à découper Bégaudeau en deux, parce que l’auteur vendéen le fait lui-même. Le roman fonctionne aussi par déclinaisons de duels, de duos qui mettent face à face : des personnages, des situations… mais aussi le réel face à la fiction, la vérité face au mensonge. L’art du fake est un art bourgeois ; pas tant l’art du paraître que cette croyance en une élégance indemne de vie. Chaque surgissement de vie vient créer une brèche qui amène à la violence de ces personnages si prompts à peler un kiwi sans le blesser, à boire un smoothie de mangue sans s’enivrer, à parler de la fin du monde sans l’envisager. Bégaudeau multiplie, comme un savant fou qu’il est un peu, les expériences duelles qui viennent peindre la laideur triste de cette vie dévitalisée perfusée aux probiotiques et aux aliments bios, au racisme tranquille et au mépris patient. La première faille est la surprise de voir qu’Édouard porte le même bermuda que le narrateur, Justine surprend son père dans une conversation adultérine, Brune comprend que son mari à une maîtresse, la mère d’Emmanuel fugue et Brune suggère une institution mieux à même de prendre en charge la situation.
L’inédit force le père à menacer sa fille qui lui ressemble beaucoup trop finalement, humilier son fils qui lui ressemble pas du tout en fait, mentir à sa femme qui n’est dupe de rien en somme, et malgré ça, faire semblant d’à peu près tout. Brune, spécialiste de la communication non violente – pardon douce- n’est pas en reste à citer Malraux pour licencier ; elle sera cruelle aussi avec son mari pour lui rappeler la valeur des choses, en l’occurrence, elle. Pourtant François veille, il apparaît comme personnage relais au cours d’un dîner, ironique et tendre, il tente d’aider Emmanuel dont la fébrilité voit même l’œil des goélands et des mouettes comme des yeux qui le scrutent et l’évaluent ; François n’est pas un sermonneur, ni un guide de vie, c’est un gentil casse-pieds, un petit singe, un fâcheux écrivain. Il a une solution, c’est dans le titre.
Enlève-moi, mon cœur est triste et j’ai mal aux pieds
Il y a bien un enlèvement, un Théo, fils d’une grande famille. Le fait-divers reste en arrière-plan mais vient dédoubler et surligner le désir de fuite qui existe bel et bien dans chacun des personnages. Brune qui part avec son tapis de Yoga et qui est introuvable, Justine qui jure qu’elle fera autrement plus tard ; Emmanuel qui voit dans chaque bateau, l’aventure qu’il ne vit pas et il y a Louis, en exil surveillé dans sa propre famille. La tentation du vide affleure mais est vite remplie par des mots faux et la vie fausse plus naturels qu’un galop. Pour eux, la vie doit être une fiction favorable, dans le sens du vent, une fiction au goût de mangue.
Sauf peut-être pour Louis et Théo.
Au commencement et in fine, toujours le verbe.
Le roman commence par une circonstance temporelle biblique que la Genèse ne renierait pas : « Le troisième jour le vent est tombé (…) » Les Legendre sont sur la terrasse. Face au large. Très vite une information : Théo a été enlevé, on le cherche. Il est l’absent qu’on attend. La genèse du livre de François Bégaudeau est une genèse où Dieu a été enlevé. L’onomastique ne trompe pas. Qui cherche Dieu trouve Beckett, les dernières pages le prouvent. Théo échappe, à tous, qui est-il ? Qui l’a enlevé ? Pour quoi ? Pour quelle rançon ? Il n’y a pas de rançon ; l’argent n’achète pas Dieu. C’est écrit dans la bible et dans Bégaudeau. On soulève peu la pente mystique de l’écrivain anarchiste alors qu’elle sommeille partout ; l’écrivain offre toujours une chance – que la vie n’offre pas – d’en réchapper, un arbre, une bicyclette, un oiseau, un enfant ; le roman est la matrice amoureuse du Dieu créateur et le vent motif climatique du livre en est le souffle stylistique : « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués, je vous donnerai du repos. » dit le Christ. Louis ne sait pas lire, mais il saura trouver Théo, il écrit et lit depuis le vent, celui qui souffle, qui crée.
Mais non, la vie n’est pas si triste si on n’a pas lu tous les livres
La phrase bégaudienne va onduler comme les vagues et la vie des Legendre ; la lecture semblable au footing harmonieux d’Emmanuel nous porte à frémir, à rire, à être gêné, excité dans la plongée dans la vie ordinaire d’un papa, d’une maman, de leur fille et de leur garçon. Serre moi fort mon amour pense Emmanuel, craintif de perdre son capital, la famille si idéale que sa silhouette pourrait illustrer toutes les portes des toilettes de Royan.
On déplore aussi des rapts littéraires, Pérec écrit La disparition, Flaubert écrit Bovary, Sarraute écrit Enfance, Proust écrit Albertine disparue, Woolf écrit Mrs Dalloway, si vous les cherchez, ils sont tous dans la cave à Bégaudeau ; aux dernières nouvelles ils sont sains et saufs, ils boivent, c’est François qui régale : de grands crûs de vies ordinaires.
Dalie Farah
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