La peau est toujours une ambiguïté, Sciences de la vie de Joy Sorman.
Joy Sorman est d’abord une conteuse comme celles que j’aime outre-atlantique du sud qui en trois pages dressent un espace-temps qui s’attache à toi et te projette ailleurs.
De l’ordinaire de l’extraordinaire
Dans la lignée du récit de l’extraordinaire dans l’ordinaire, Joy Sorman fait le récit d’une élection qui s’apparente à une malédiction : des femmes d’une lignée sont atteintes de maladies rares et inexplicables, comme cette Céleste Quigne atteinte de crises de fou-rire qui manquent de la tuer. C’est le bal des cas rares, dolor, doloris, un bal où la maladie dévore une généalogie qui ferait passer les Atrides pour des maudits mesquins.
Ninon Moise, fille d’Esther est la dernière en date. Et sa maladie a un nom : l’allodynie tactile dynamique. Comprenez que la peau de ses bras lui sont douloureux au moindre effleurement.
Dans une écriture croisée, Joy Sorman use de la voix du conte qui surplombe et dépeint l’expérience subjective de la douleur de Ninon, et dans le même temps déploie la voix des autres, ceux qui sont extérieurs à la peau de Ninon. L’écriture romanesque est syncopée par des microfictions documentaires ou légendaires qui offrent des moments de lectures étonnants qui font de ce livre une forme d’enquête.
On est tout seul dans sa peau.
Ninon a toujours été seule dans sa peau mais elle en fait désormais l’expérience : les médecins ne voient rien, donc elle n’a rien. La douleur n’est jamais une preuve. « Mademoiselle, vous n’avez strictement rien. » « Les images sont tout à fait normales. » Pourtant rien n’est normal pour Ninon depuis ce 19 janvier. L’espoir court de chapitre en chapitre comme le bonhomme de pain d’épices du conte pour enfants. Poursuivons-le, poursuivons le avant que le renard ne le dévore. Premier espoir : « le remède est toujours la reconnaissance du mal. » C’est vrai, Joy a raison, rien de tel qu’une ordonnance pour rassurer un corps souffrant.
Mais la douleur « (…) ne rentre dans aucun mot », et l’auteure épouse cette quête du mot de la douleur. Dans une écriture de la litanie, de la liste, de l’énumération ad lib, elle essaie de dire la douleur, pas seulement de la raconter mais aussi l’égrener patiemment : car la douleur dure. Elle ne claque pas, elle ne perfore que pour un temps, l’algie rend fou car elle émiette le corps dans un temps qui écrase les aiguilles des horloges. Que celui qui n’a jamais eu mal jette la première seconde.
Dans ce récit, la douleur de Ninon entreprend une mutation en marge d’une adolescence qui abdique face à une monstruosité bien supérieure à une transformation hormonale ; en double affligée de Grégor Samsa, dans une didactique de l’analogie, Ninon se découvre comme une mutante des Comics américains.
Une enquête sans coupable
Dans cette enquête, Joy Sorman amène Ninon à élucider son existence et son héritage à travers son désir de guérison : les médecins sont des témoins (peu fiables comme le sont souvent les témoins), les récits maternels sont des preuves irréfutables mais non concluantes. Ninon est un sujet modifié par sa douleur mais aussi objet de fascination, de détestation, de parole, de silence, de rejet, de pitié.
Parfois, non loin d’un Molière imaginaire, Joy Sorman signe la moquerie douce d’une science impuissante à guérir mais si prompte à prescrire. La fureur de vivre voilée par la fureur de souffrir amène Ninon à tout tester : médecines lourdes, douces, musique, alcool, drogue, pogo, automutilation ; tout pourvu que s’éteigne ce mal qui lui sape tout rapport au monde. Echec après échec, comme Ulysse qui répète « nous reprîmes la mer avec tristesse », Ninon reprend son mal, non en patience, mais en mélancolie d’une enquête qui bégaie les mêmes témoins, les mêmes pièces à convictions. L’enquête devient une obsession malsaine comme dans ces thrillers où l’inspecteur se complaît dans les crimes d’un sérial killer pour s’en imprégner et se fondre dans un amour duplice pour l’horreur.
Joy Sorman alterne avec brio la subjectivation de la sensation douloureuse avec des descriptions distancées des espaces où Ninon promène son mal. L’auteure fait glisser une écriture précise entomologiste vers des analogies conceptuelles : on saura de quoi est faite la peau, et l’on saura aussi ce qu’est le « moi » de la peau de Ninon.
Une aventure sans héros
L’enquête scientifique, les expérimentations de Ninon sur les limites de son corps amènent à une lecture aventureuse de la douleur : une fausse aventure où la quête est subie, une fausse aventure où la découverte suprême serait la fin de l’aventure, c’est-à-dire la fin de la douleur. Action et narration stagnent, avancent dans un flux et reflux émouvants.
Le lecteur qui chercherait le confort d’une romance douloureuse palpitante serait déçu, c’est tout autre chose qu’a écrit Joy Sorman et c’est surprenant ; il faudra au lecteur la patience du thérapeute amoureux. Pour saisir l’inconnu, l’incertitude latente de l’écriture de Sciences de la vie, il faudra au lecteur un cœur aventureux.
Comme une bête donnait envie de se faire cuire un steak, Sciences de la vie m’a donné l’envie de boire de la vodka qui sort du réfrigérateur, de la Smirnoff, d’ailleurs, j’en ai acheté.
Le sens de la science ?
Si Œdipe avait essayé de comprendre l’oracle au lieu de vouloir y échapper, il aurait fait comme Ninon et il n’aurait peut-être pas eu l’obligation – le con– de se crever les yeux. Le mal devient une de ces créatures de Miyazaki, masse sombre à la tendresse dévorante que l’on accepte comme doudou monstrueux. Le secret, c’est la mémoire, l’alpha et l’oméga du récit, c’est la mémoire de soi : on se souvient pour raconter et on raconte pour se souvenir. Devenir aède de soi, c’est tout le mal que l’on se donne à naître et à vivre.
Parce que la peau demeure une ambiguïté dans le désir de l’apaiser, dans l’appétit de la dévorer, dans l’excitation de la toucher, la palper, la tatouer, la blesser, l’histoire de Ninon file une métaphore vitale. Du coup, sans raconter la fin du récit, on peut comprendre que le sens de la science, la/les science(s) de la vie, littéralement ce que l’on doit savoir de la vie, c’est qu’elle est.
Dalie Farah
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