Donne moi un refuge ou Un démocrate Mick Jagger 1960-1969
J’aime lire François Bégaudeau. C’est par cette lecture que je suis vraiment entrée en littérature contemporaine. C’est à partir de lui que je découvre d’autres auteurs contemporains, des philosophes, des penseurs politiques. C’est la lecture de ces romans, essais, pièces de théâtre qui m’amène à prendre conscience de ma classe sociale et qui me pousse à interroger ma matière ; il me fait aussi découvrir un genre musical que je n’avais jamais écouté de ma vie, le rock et surtout le punk-rock. J’ai fait un sort critique à ces œuvres pensant maîtriser l’affaire.
Et je tombe sur un livre que je n’ai pas lu : Un démocrate Mick Jagger 1960-1969.
François, je crois que je mérite de l’appeler François ; François donc, n’est pas très très fort en titre. Il n’aurait pas fait carrière dans la pub. C’est ce qu’il y a de moins direct dans sa littérature, de moins instinctif, un peu comme si, in extremis et donc par avance l’homme s’excusait un peu du sérieux de l’affaire, alors il détourne l’attention, perturbe l’horizon d’attente comme on dit à la fac. L’horizon d’attente, je crois qu’il s’en tamponne, voire ça l’agace, un homme libre n’aime pas exactement être attendu.
C’est son côté clown.
Anarchomarxiste.
François Bégaudeau est un clown littéraire indirect et politique.
Un démocrate Mick Jagger 1960-1969, ne m’avait pas intéressée parce que je m’étais d’emblée exclue du lectorat. Je suis piètrement politisée, je connais à peine les Stones et les deux dates en question m’indiquaient une lecture pointue d’expert forcément réservée aux experts. Voilà comment on passe à deux doigts d’une erreur littéraire. (Heureusement que je ne suis pas jurée d’assises.) Faudrait sauter le titre. In medias res comme dit ma copine Manue latiniste à mi-temps et helléniste le reste du temps. D’ailleurs, tout devrait s’appréhender in médias res : dans le cœur, la chair, le plein de la chose. Presque tout, sauf le rock, justement, il en parle, voire il l’écrit.
Le livre est finaud et fort, il s’agit d’une analyse polymorphe qui embrasse à pleine bouche un homme et son public, un homme démocrate, et son public démocrate. Grâce à Franky (c’est François en tchèque) Mick Jagger (1960-1969) nous roule un patin et ma foi, on va pas faire la fine bouche, il est pas mal, le type à 20 ans. François Bégaudeau ne fait pas le pari médiocre de raconter un homme célèbre sous couvert d’anecdotes, il nous l’explique, le dépèce, l’écorche. Mais là encore, je minimise, ce que fait Franz (C’est François en autrichien), c’est donner à penser la composition chimique d’un homme et de son époque.
Entre essai et fiction biographique, François Bégaudeau attaque son propos par une apostrophe ironique. « On vous a dit que Mick Jagger a commencé petit ». Autant il n’est pas super doué en titre autant il palpe l’affaire en incipit. (C’est du latin) Faites le test, lisez plusieurs incipit de l’animal, il vous prend toujours par un bout de chair et d’esprit et il vous tient comme ça, fermement, l’air de rien, en vous faisant croire que vous êtes libres. Il s’agit de comprendre ce qui fait le rocker, le Jagger, le Mick : comment sa vie s’est-elle cristallisée dans ces 9 années.
Les miracles et les déterminismes font la vie, c’est bien ce que dit souvent l’œuvre bégaudienne, pourtant, ne se voulant pas gourou, Youri (François en russe) soigne toujours sa distance, c’est-à-dire, l’écriture. Le texte tient le lecteur au bord d’un monde qui se voudrait plat et dont on découvre la rotondité au fil des pages. On ne tombera pas, Francisco (en espagnol) nous tient toujours par le bout des doigts, c’est un délicat, un doux.
La première surprise vient de l’énonciation. C’est un travail difficile en littérature que de savoir où poser son cul avant d’écrire (où poser son regard vient ensuite, on vous a menti en cours de littérature). Il va dans les premières pages toper la main du lecteur car son pari pascalien est littéraire : Momo (C’est François en araméen) fait le pari de la réhabilitation de la vérité d’un fait à côté duquel tous les biographes sont passés, sourds et aveugles à la palpitation cardiaque du chanteur : Mick Jagger est né en 1960 et il est mort en 1969. Pour nous déplier cette théorie (véridique), François Bégaudeau (en vendéen) pose ses fesses vendéennes sur le quai d’une gare, plus précisément sur un banc, il observe une scène primordiale (dans le sens plutôt grec), c’est-à-dire celle qui fonde le livre et l’objet du livre : la rencontre hasardeuse et nécessaire pour que Mick Jagger advienne. Mick rencontre Keith (Richards.)
Soyons juste, Mick Jagger ne m’intéressait pas plus que ça, mais Chouchou (c’est le surnom de François donné par sa mère) dont la clownerie indirecte agace autant qu’elle séduit dépasse et déborde son sujet parce que justement son sujet se dépasse et se déborde. Au point que je finis par comprendre ma propre matière, à saisir ma propre chair dans ce livre qui ne porte pas sur moi, de facto, en 1969, j’étais ni née ni morte.
Fritz (François en allemand) expose une théorie vitaliste, une théorie où l’on comprend que le rock est un instantané, même s’il dure 9 ans, que Mick Jagger et Keith Richards ont créé les plus beaux morceaux de rock dans le sens où cette beauté n’est pas une esthétique mais de la vie pure. Il cite et analyse des morceaux, il raconte cette synesthésie qu’est le concert de rock, il le fait avec force, avec intelligence et humour. Plus je lis ce petit livre, plus je sens que c’est encore un grand livre, parce qu’il s’agit d’aller élucider ce qui fait que l’on fait telle ou telle chose, ce qui permet, non pas de trouver un coupable aux actes et à l’existence mais un faisceau de forces convergentes et hasardeuses.
J’ai aimé le style – nécessité littéraire – et la construction. Je pose l’hypothèse d’un livre construit en mimétisme avec son sujet : une intro fondée sur une rythmique entêtante, puis une bascule, des chœurs arrivent pour faire « hou hou » et les pages montent en intensité. Anaphores et gimmick ironiques en font aussi un texte drôle comme cette expression à chaque fois que Frida (François en mexicain) fait référence à la gauche radicale : « ne faites pas cette moue » ou le superlatif récurrent « la plus grande chanson du monde ». Le texte est matériel, il se déporte couche après couche avec une ligne de basse – anaphorique elle aussi – sur le « pourquoi » « comment » de cette naissance de Mick Jagger à 17 ans et de sa mort à 26. La preuve qu’il avait raison, c’est que son comptable vient de faire paraître un livre où il raconte que le rocker a commencé un plan épargne retraite à 30 ans…
112 pages de ce folio à 6.20 vaut le coup. C’est l’acuité, la justesse, l’écriture qui feront toujours pour moi la puissance d’un livre. Je ne sais si les amateurs des Stones avant/après 69 pourraient être satisfaits, moi, inculte et désirante, j’y ai trouvé
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Un pari littéraire et musical juste et convaincant
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Une lecture perturbante et novatrice
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Des titres à écouter autrement, d’autres à découvrir
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Une enquête passionnante
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Un moment de vie joyeux et nourrissant.