Des châteaux qui brûlent : ce que l’on oublie, c’est que dans l’Iliade, beaucoup d’hommes pleurent et doutent du combat.
Tout enfermement amène à littérature et j’aimerais aussi prophétiser que toute impasse y mène aussi.
Le roman d’Arno Bertina, très justement loué, augure un huis-clos politique et social qui s’étend sur 419 pages. Certains parlent de souffle, d’élan, je ne suis pas tout-à-fait d’accord. On aura du mal à ne pas penser épopée considérant cette quête vers le juste, cette quête vers l’air, mais c’est moins l’Odyssée d’Homère qui me vient à l’esprit que l’Iliade.
La geste du roman contemporain et du texte antique ont en commun ce piétinement de l’action, cette polyphonie chorale d’une action qui se fait multitude et qui ne peut se résumer à un fait seulement. On ne sait de L’Iliade que la fin, on connaît la ruse d’Ulysse, l’épisode du cheval de Troie. Certains spécialistes mentionnent la description – morceau de bravoure, dit-on doctement- du bouclier d’Achille. D’autres mentionneront sa colère.
Ce que l’on oublie, c’est que dans l’Illiade, beaucoup d’hommes pleurent et doutent du combat.
C’est ce que j’ai aimé dans le roman de Bertina. Ma critique est subjective, (quelle critique ne l’est pas ?) je le dis d’avance, j’aime beaucoup Arno. C’est un auteur qui joint sa vie et son écriture, un auteur qui a toujours tressé son écriture autour d’un réel pétri de volonté, d’engagement. Un homme dont je me rappelle le rire qui claque, et les mains autistiques qui entreprennent toujours leur propre discours quand il parle.
Des châteaux qui brûlent, c’est l’image de Troie en flammes.
L’image de Cassandre qui avait annoncé, qui annonce depuis toujours ce qu’il adviendra et que personne ne croit. Le pitch reprit partout dit tout et ne dit rien : « Des châteaux qui brûlent raconte la séquestration d’un secrétaire d’État par les salariés d’un abattoir placé en liquidation judiciaire. »
Tant de doutes et de désirs dans l’écriture concentrent alors la situation de cette usine de volailles autour d’une figure mystique qu’est le secrétaire d’état Pascal Montville. Celui qui porte le nom de l’agneau que l’on sacrifie justement en mémoire de Lui, cristallise une symbolique et une humanité qui tente, une humanité qui voudrait que les vainqueurs de ce bras-de-fer biblique entre la puissance capitaliste et les vies minuscules soit remporté par les infimes et les invisibles.
Ce à quoi s’attache Arno Bertina dans ce roman choral, c’est cela : rendre une parole à l’invisible, construire une intériorité sociale et politique à travers des personnages qui sont désignés parfois par un prénom, un nom et un prénom et une fonction. Le lecteur accède tantôt à leurs désirs intimes, tantôt à leurs rivalités sociales, à leur haine, leur colère ; surtout Arno Bertina veille à ce que l’on accède à leur réel.
Dans ce kaléidoscope, l’image n’est pas toujours nette, mais c’est là le principe du kaléidoscope, on ne peut saisir la complexité que par le détail, c’est pour moi une vérité humaine et littéraire.
Ai-je suivi ce chapitre où le parallèle entre le jazz et de multiples références – qui m’ont échappées, pardon Arno – élabore une comparaison entre une anecdote et une situation ? Non. Je n’ai pas non plus toujours suivi les atermoiements diffus de Céline Aberkane. On est un lecteur menteur si l’on fait croire que toutes les facettes du kaléidoscope nous ont saisi. Je ne mentirai pas.
Mais le réel est bien là, couche après couche, voix après voix, chapitre après chapitre.
Le roman ne se lit pas d’une traite, ce ne serait pas lui rendre hommage d’ailleurs, il faut prendre son temps pour pénétrer dans la finesse de la construction de ce « château ». Ne soyons pas brutal avec la littérature même quand le réel l’est. C’est là encore une puissance du roman d’Arno, il dépeint la violence sous toutes ces formes : depuis la comparaison entre le prix d’un costume et des courses chez Lidl jusqu’à celle d’un Don Quichotte dont la folie affirme in extremis l’absence de fatalité.
La fin du roman est magistrale. L’un de mes chapitres préférés concerne l’arrivée du saxophoniste dans l’usine. La beauté de ce chapitre est toute dans l’attitude du musicien qui pénètre dans l’usine comme le ferait un ange au paradis ; son saxophone est arrivé en morceau, une partie fourrée dans une brioche et une autre dans une cagette de radis. Il arrive en demi-dieu lunaire : attendu par les salariés comme un maestro, l’homme, timide et maladroit, accepte de visiter l’usine et fait sonner toutes les surfaces : « (…) il a fait tinter chaque plan de travail, tous les inox et les crochets, les cartons, les hottes, les poubelles pour les viscères. » Cette phrase m’a émue, tellement émue, parce que le lieu de travail, cette usine dans laquelle on est depuis plus de 350 pages (si l’on excepte les recherches de Céline Aberkane exclue du huis-clos et les incursions des forces de polices) accède à ce moment-là à sa vraie matérialité : l’usine est l’instrument de travail, elle est la résonnance de la musique de ces salariés. Ils y sont attachés comme le musicien à son saxophone qui jette son identité profonde dans les notes qu’il partage. Arno nous dit là dans cette scène anodine combien le lien entre le travail qui nous tue, le travail qui nous nourrit, le travail qui nous grandit, le travail qui nous écrase, Arno Bertina nous dit que ce travail-là a pénétré nos corps et nos âmes au point d’en être la musique. Malgré tout. Et c’est vrai.
Sus aux menteurs qui hurlent à la fainéantise, sus aux manipulateurs qui hurlent à la valeur travail qui aurait disparu. L’odyssée évoque les mangeurs de pain comme la part des hommes civilisés : ces hommes qui travaillent pour gagner leur pain sont l’humanité.
Et si l’on peut reprocher aux commentaires parfois didactiques de Montville de l’affirmer en citant Camus : «Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger» ; on ne peut que saluer l’auteur qui transparait dans tous les personnages. On devine l’histoire d’amour de Céline sertie de celles d’Arno, on comprend les prises de conscience d’Arno dans celles de Montville, on saisit la peine et la colère d’Arno dans celles de Fatou…
Si Arno Bertina fait le choix du roman choral, il joue aussi des points de vues, les personnages se disent, se regardent, croisent leur identité dans la part de réel à laquelle ils accèdent. J’ai aimé la modestie de l’écrivain qui guette une parole juste et l’arrogance de l’auteur qui la fait aller au-delà d’une imitation réaliste.
Parce qu’elle est là la littérature, quand elle s’exprime : elle est tout le réel et toute en nuances.