Charlotte Delbo, une étoile de Minuit par Frédéric Clamens-Nanni
Le 19 février 2019 à 19 heures, sur la Place de Jaude, il y a les gens qui arrivent.
Ce sont des familles et plus souvent des couples d’un certain âge. Je me tiens devant un homme accompagné de sa femme. Il a 80 ans environ. Nous engageons spontanément la conversation sans avoir besoin de nous présenter. Il est là à Clermont comme il aurait pu être ailleurs ce soir-là parce que sa femme et lui vivent à Paris. Il parle de sa mère et de son père morts à Auschwitz. Je suis avec ma mère pour recevoir ses mots. Il n’en dit pas plus. Il ne s’épanche pas. Il est même joyeux de voir qu’il y a des gens qui arrivent pour se rassembler et manifester leur stupéfaction devant la recrudescence d’actes antisémites. Je ne suis pas juif. Personne dans ma famille n’a connu les camps. Pourtant, quand j’entends cet homme, trop jeune pour avoir des souvenirs de la guerre, je sens ma gorge se serrer comme si, en s’adressant à moi, il saisissait au collet non l’individu mais l’homme. Il a suffi d’une seule phrase, qu’il parle de ses parents déportés à Auschwitz. Je les vois porter l’étoile jaune.
Charlotte Delbo n’a pas porté l’étoile jaune. Elle n’était pas juive. Pourtant, quand j’ai rencontré son œuvre, tardivement, je l’ai immédiatement associée à une autre étoile, l’étoile bleue des Éditions de Minuit. C’était le 13 octobre 2018 pour être exact. Je m’étais rendu à l’exposition de la BNF sur « Les Combats de Minuit. Dans la bibliothèque de Jérôme et Annette Lindon ». J’étais resté un moment seul dans la galerie des donateurs, à taille humaine, avant l’arrivée de deux autres visiteurs. J’ai lu les noms de ceux qui ont fondé clandestinement la maison, Jean Bruller, alias Vercors, et Pierre de Lescure. J’ai vu l’étoile et le liseré bleus sur quelques exemplaires exposés là. Les trois enfants Lindon ont fait don à la BNF des livres dédicacés à leurs parents. J’ai entendu la voix de Jérôme Lindon à travers une archive sonore. Je me souviens de Jean Echenoz se souvenant de l’éditeur dans son ouvrage intitulé sobrement Jérôme Lindon. Je me souviens de quelques pages de Jean-Philippe Toussaint dans L’Urgence et la Patience consacrées à ses relations avec Minuit : Lindon, Beckett, Robbe-Grillet. Je lis quelques dédicaces dans les livres ouverts. Mon œil se plaît à parcourir des dédicaces qui ne me sont pas destinées, à déchiffrer quelques graphies, à épeler des noms que je connais ou que je ne connais pas. Je me sens en confiance : je retrouve là mon Minuit à moi, des titres, des noms qui me sont familiers. Il est un nom que je connais, le nom d’une femme dont je n’ai jamais rien lu.
Je rencontre l’œuvre de Charlotte Delbo au sortir de l’exposition, dans la librairie située à l’intérieur de la BNF. Plusieurs ouvrages des Éditions de Minuit sont rassemblés. Je reconnais la collection Blanche, la collection Double, et feuillette au hasard un ouvrage de Didi-Huberman paru dans la collection Paradoxe. J’hésite à ouvrir Auschwitz et après dont le tome 1, Aucun de nous ne reviendra, se trouve là sous mes yeux. Il vient d’être publié pour la première fois dans la collection Double. Lâchement, je n’ai pas envie de sortir du familier pour entrer dans l’infamilier. Je ressens de la honte devant les six clichés de déportés que je vois de face et de profil sur la page de couverture. Je vois les foulards, les cheveux mal repoussés, les vêtements rayés, les visages en partie masqués par des taches, les photos ayant subi l’épreuve du temps.
J’ouvre une page au hasard, puis une autre. Les mots me prennent à la gorge. Il est des pages presque blanches d’où surgissent des lambeaux. Je lis :
Tous étaient marqués au bras d’un numéro indélébile
Tous devaient mourir nus
Le tatouage identifiait les morts et les mortes.
Et sur la page droite :
C’était une plaine désolée
au bord d’une ville
La plaine était glacée
et la ville
n’avait pas de nom.
Mon œil s’accroche à ces bribes de pure poésie. Une pensée me traverse, une pensée terrible, que j’ose à peine mettre en mots dans mon esprit : s’il n’y avait pas eu Auschwitz, nous n’aurions jamais eu ces mots-là, ce style-là. Charlotte Delbo ne se destinait pas à l’écriture. Certes, elle avait suivi une formation de sténodactylographe mais de là à devenir écrivain, il y a un monde, un monde impensable, un monde indicible, un monde innommable, un monde d’où Aucun de nous n’aurait dû revenir. Tel est le dernier mot. Un peu plus tard, à la gare de Paris Bercy, je lis qu’elle s’est engagée dans le mouvement des Jeunes communistes en 1932 et qu’elle a épousé le communiste Georges Dudach. En 1935, elle est la secrétaire de Louis Jouvet, directeur de l’Athénée. Pendant la guerre, elle entre dans la Résistance. Elle est arrêtée avec son mari le 2 mars 1942. Dudach est fusillé. Delbo ira à Auschwitz mais elle en reviendra. J’apprends qu’elle écrit Aucun de nous ne reviendra dans un cahier qu’elle gardera pendant vingt-cinq ans. Il lui faut écrire cela tout de suite, déposer le fardeau. Sinon, comment recouvrer la santé ? Ce qui sera d’ailleurs impossible. Retrouver le goût et la joie de vivre loin du vide, de la plaine gelée, des appels sans fin. C’est le temps du champagne et des fourrures qu’elle aime et arbore comme une revanche. Et puis, il faut laisser au temps la possibilité de s’assurer que cet écrit est une œuvre littéraire.
Elle franchit le pas en publiant chez Minuit son premier livre, Les Belles Lettres, en 1961, pour dénoncer la guerre d’Algérie. En 1964, elle apprend que Colette Aubry veut réunir des textes de femmes. Elle témoigne sur sa déportation mais aussi sur la déportation de toutes ces femmes parties à Auschwitz dont elle veut levez l’anonymat. Elle tente de redonner à chacune sa dignité en lui consacrant une notice. Le livre s’intitule Le Convoi du 24 janvier et paraît chez Minuit la même année. Puis elle publie ses deux premiers livres sur les camps. Le troisième viendra clore un peu plus tard Auschwitz et après. Elle est entrée en littérature. Lors d’un entretien publié dans Le Monde du 20 juin 1975, elle déclare : « Je me sers de la littérature comme d’une arme, car la menace m’apparaît trop grande. »
Dans le train, je veux respecter l’ordre des mots. Je viens de quitter une gare et j’en découvre une autre qui ressemble à n’importe quelle gare :
Il y a les gens qui arrivent. Ils cherchent des yeux dans la foule de ceux qui attendent ceux qui les attendent. Ils les embrassent et ils disent qu’ils sont fatigués du voyage.
Il y a les gens qui partent. Ils disent au revoir à ceux qui ne partent pas et ils embrassent les enfants.
Mais ce n’est pas sur ce quai que commence le voyage car il est une autre gare, la plus grande gare du monde, qui n’en est pas une, une gare dont on ne revient pas. Elle est la négation même de toute gare, de toute possibilité de voyage, de retrouvailles, de grands départs et de retours chez soi. Je lis :
La gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. Ils regardent et ils sont éprouvés par la désolation autour d’eux.