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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

Une vie de moche, somptueux et âpre roman graphique de Cécile Guillard et François Bégaudeau.

Une vie de moche, somptueux et âpre roman graphique de Cécile Guillard et François Bégaudeau.

Une vie de moche porte bien son nom : c’est l’histoire d’une enfant déterminée comme moche depuis le début…de sa vie de fille. Moche.

Cette détermination lui apparaît incidemment par le biais d’une remarque enfantine. Alors que Guylaine  joue avec un son meilleur ami, un groupe répond à l’apostrophe « on peut jouer avec vous » , par « oui »,  mais « pas la moche.»

Il s’agit de Ghylaine la mal-nommée, ou la bien-nommée comme on voudra, cela rime avec vilaine.

« Mon prénom n’a semblé prémonitoire pour personne. Non, personne n’a pensé qu’il sonnait comme vilaine »

La situation est anodine, comme dans le réel, la vérité d’un faciès, la vérité d’une faille éventuelle, c’est rarement tragique, c’est simple parce que ça arrive simplement. Les gamins veulent bien jouer mais « pas [avec]la moche », c’est logique et évident, on ne s’encombre pas d’une fille dans un jeu de garçons surtout si elle n’est pas décorative. La loi de la nature est tout de même rigoureuse. Sans surprise.

Voilà donc la seconde naissance de celle qui a hérité d’une génétique ingrate, d’ailleurs on le dit des erreurs génétiques : c’est de l’ingratitude.

« Dans la vie, on a ce qu’on mérite, disait mon père.
J’avais dû mériter ma tête, mon nez de travers, mes yeux éteints, mes joues pâles, mes cheveux insoumis.
Ma disgrâce était une disgrâce;un châtiment. »

En quoi et à qui Ghylaine a-t-elle été ingrate ?

Ses parents l’ont désirée, et aimée, ses parents et surtout son papa, la trouve belle et c’est ce qui compte, non ?

De cet incipit en trois bandes : naissance, amour des parents, élément phrastique déclencheur « Pas la moche » (Cela aurait pu être un second bon titre après « une vie de moche ») va se dessiner la narration graphique et romanesque de la vie de Ghylaine, toute sa vie. De moche.

 C’est surtout une vie de « pas-belle », de « non-belle » , la non beauté devient plus qu’une caractéristique physique mais une détermination socio-professionnelle. Elle détermine aussi la vie amoureuse, le désir et ses possibles.

Quels sont les possibles d’aimer quand on n’est pas désirable ?

Quels sont les possibles d’être aimée quand on n’est pas aimable à regarder ?

Ressent-on moins de désir à ne pas être désirée ?

Devons-nous devenir un modèle désirable pour profiter de la narration éculée mais toujours d’actualité : désir-rencontre-rendez-vous-sexe-couple-éventuellement mariage et enfant(s) ?

Les lavis en noir et blanc de Cécile Guillard sont d’une grande beauté, suffisamment indéfinis pour une esthétique douce et suffisamment contrastés pour une esthétique de la cruauté. La beauté n’est pas relative, elle est capitale, injonctive, passerelle, passe-droit, injustice première.

La mocheté qui n’est même pas la laideur disqualifie, met sur le banc de touche avant le début u match et ne permet pas de jouer ni en première ni en seconde division. Le roman Arcadie faisait le récit d’une utopie où les corps pouvaient jouir de leurs failles : difformité, âge etc.

La mocheté de Guylaine n’est pas difforme, d’ailleurs, il n’arrive rien de spécifique à Guylaine, sa vie est plutôt douce, une quête impossible contre les injonctions et assignations du faciès. Mais la vie lui est cruelle quand même.

Ce qui m’a touchée, c’est cette rage si juste à punir un corps qui nous a déjà puni. C’est vrai. Ce qui m’a touchée, c’est cette comparaison maladive, systématique avec le corps des autres. L’autre la parfaite dont les mensurations écrasent la minable vanité de la médiocre. C’est juste. Les pulsions écrasées par la nécessité de l’invisibilité étouffent.

« Pour vendre du shampoing, on utilisait une belle
c’est pourtant pas les belles qui en avaient le plus besoin. »

Ce que l’on demande aux femmes est difficile, ce que l’on demande aux femmes moches est très facile au fond : être invisible, se retrancher de toute l’économie libérale de l’amour, se retrancher surtout de toutes les narrations sociales. C’est le féminisme absolu de cette BD : un féminisme qui inscrit la lutte dans une rapport de force économique.

Comme toujours François Bégaudeau lapide ses mots pour les conformer au réel, comme toujours il va gratter la peau eczémateuse de la vie et son récit fait corps avec les lavis de Cécile Guillard dans la cruauté douce de la vie de Ghylaine. Les 200 pages ne sont absolument pas moches. Voire, elles sont très belles. Je ne sais pas bien analyser les dessins mais je sais une chose : il y a quelque chose de merveilleusement vivant dans ces aplats décolorés (Soulages va te coucher) et les expressions du visage très nuancés. J’adore ce passage itératif où Guylaine s’imagine en servante d’une belle qui se plaint d’avoir des cernes. A chaque fois qu’elle replonge dans ce fantasme, Guylaine se surprend à réagir, à aller contre cette tyrannique beauté assise qui chouine. C’est drôle et si pertinent.

Si Marguerite Duras faisait parler la narratrice de l’Amant ici, voilà ce qu’elle écrirait : « Je pourrais me tromper, croire que je suis belle comme les femmes belles, comme les femmes regardées, parce qu’on me regarde vraiment beaucoup. Mais moi je sais que ce n’est pas une question de beauté mais d’autre chose, par exemple, oui, d’autre chose, par exemple d’esprit. Ce que je veux paraître je le parais, belle aussi si c’est ce que l’on veut que je sois, belle, ou jolie, jolie par exemple pour la famille, pour la famille, pas plus, tout ce que l’on veut de moi je peux le devenir. Et le croire. Croire que je suis charmante aussi bien. Dès que je le crois, que cela devienne vrai pour celui qui me voit et qui désire que je sois selon son goût, je le sais aussi. »

On pourrait se dire qu’elle se fout de la gueule du réel Marguerite, parce que Cécile et François, ils pourraient serrer leur pinceaux et leur clavier de toutes leurs forces que Guylaine resterait moche. Même à désirer paraître autrement, on ne la regarde pas, elle n’a pas la grâce d’avoir le physique  des ingrats, un physique suffisamment marqué pour être originale. Elle est banalement moche.

Dans le récit, Ghylaine trouve deux îles, deux îles de passages, l’île saphique et l’île punk, deux espaces où la norme se déplace, où la beauté est ailleurs, dans une forme de vérité pulsionnelle, mais transitoire. Et là, on retrouve la grâce des saillies bégaudiennes.

« Ils redonnaient une fierté à ma honte. »

Pas de happy end, pas de end d’ailleurs, juste la vie, belle comme elle peut être même quand on est moche. J’aime.

Dalie Farah

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