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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

Si un jour je me retrouve par terre c’est la faute à Angot, le nez dans le ruisseau c’est la faute à Rousseau.

J’avais pas vu, pas lu, pas pris. Puis j’ai vu passer des pétitions, des coups de gueule, des coups de mou, des scandales et des hurlements.

Alors, bien malgré moi, je suis allée voir, j’ai lu et j’ai pris.

J’assiste à un spectacle dramatique où le tragique frôle le burlesque quand les mots d’Angot croisent les larmes de Rousseau.

Je pense à cette scène où Andromaque vient pleurer, supplier Hermione et que cette dernière prise dans sa fureur ne ressent pas la moindre empathie.

Qui est la cruelle ? Celle qui est violée ou celle qui est agressée ?

Qui est le monstre tragique ? Celle qui hurle à la littérature ou celle qui hurle à la justice ?

Dans la presse, et sur les réseaux sociaux, on reprend les formules ; Rousseau pleure, Angot invective. La première n’a pas compris le livre de la seconde. La seconde n’a pas lu le livre de la première en entier.

Mais ça cause toujours, et ça se dit des trucs horribles. Il se joue là quelque chose d’essentiel dans la littérature et dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

Le sens des mots. La valeur des mots.

On oppose la victime et la personne. Le personnel au discours.

L’écrivain, ne veut pas être vaine et revendique son droit à rien, son droit à ne pas revendiquer, son droit à ne pas être dans le livre de Rousseau.

La femme politique, ne veut pas être auteure, elle revendique son droit à dire, son droit de témoigner, son droit aussi de pleurer, elle qui n’a eu pour pansement qu’une prescription moquée.

La victime, n’est pas l’écrivain, qui n’écrit pas pour être circonscrite à une identité figée dans le temps. La petite fille violée par son père est dans le livre, elle est enfermée dans des folios que l’on feuillette avec trouble et écœurement, si l’on veut, mais elle n’est plus là, elle est personnage.

 La femme politique n’est pas personnage, elle veut une parole qui porte, qui porte sa parole à partir de la sienne et surtout au-delà de la sienne : elle parle depuis son histoire jusqu’aux histoires des autres femmes.

L’une se singularise dans une écriture nécessairement authentique et fictionnelle car littéraire.

L’autre se généralise en se personnalisant dans une écriture-témoignage  politique car revendicatrice.

Alors, la faute à Angot ? La faute à Rousseau ?

Non, la faute à la bêtise et un peu aussi à la douleur.

Bêtise de confondre une instance littéraire avec une instance politique.

Bêtise de confondre l’individu et la personne, le personnage politique et l’incarnation littéraire.

Douleur du symbole qui tue les êtres et douleur d’une prescription qui tue les faits.

La faute à qui, tout ça ?

A la blessure des corps qui ne passe pas. La littérature, les psychologues, les politiques ne pourront rien à la colère d’Hermione et aux larmes d’Andromaque. Jamais.

La première a souffert de cette humiliation répétée où le pouvoir du père et sa passion malsaine ont déshonoré le corps intime,  la seconde pleure cette humiliation soudaine où le pouvoir du supérieur et sa domination malsaine ont déshonoré le corps public et privé.

Personne sur le plateau ne peut comprendre ce qui se joue dans l’apparente froideur de l’une et le désespoir expressif de l’autre, personne n’en n’appelle à la tendresse littéraire pour l’une et à la tendresse civile pour l’autre. Personne ne connaît l’intelligence du corps douloureux sauf les deux femmes, qui ne se comprennent pas, car le dispositif met en vis-à-vis ce qui aurait dû être côte à côte.

Ce sont leurs histoires que l’on jugera, ce sont leurs phrases déchirées, leur malheur anciens et récents qui n’ont seulement pas la même voix pour parler.

Surtout, chacune parle pour elle-même, mais n’utilise pas la même langue.

La littérature ne fait pas le même ouvrage, il n’est ni meilleur, ni plus noble, il est juste un angle du dire, un angle du réel mis en pâte par l’écriture.

La parole politique, même sous forme de témoignage personnel, n’est ni plus juste, ni plus utile, il est juste un angle de l’action mis en œuvre par l’engagement.

Au fond, c’était perdu d’avance, on ne dialogue pas dans ce genre d’émission. Christine Angot se distrait à jouer les chroniqueuses, Sandrine Rousseau s’essaie à l’écriture, elles sont femmes de paroles, mais n’ont pas pas la même parole de femmes. Christine Angot s’incarne dans l’art d’écrire, Sandrine Rousseau dans celui de défendre.

Les hommes restent silencieux et le montage enlèvera l’émotion d’Hermione qui en a bavé elle aussi mais qui n’a pas envie qu’on la console pour garder celle d’Andromaque qui aimerait tant qu’on la console.

N’est pas victime qui veut, et on ne donne pas injonction aux autres à le devenir.

Bien sûr, je les embrasse toutes les deux.

Au pire, on en parle et c’est le but, non ? Mais ne serait-ce pas mieux de mieux en parler ?

Je pense à aux mucher dolorosa de Brisons le silence,  une page Facebook gérée par des jeunes femmes courageuses qui tentent d’aider d’autres femmes à s’échapper de la violence qu’elles subissent, je pense aussi à celles qui se taisent parce qu’elles ont peur des réactions. Mais je pense aussi à celles qui ne veulent pas parler parce que leur identité n’est pas ce qu’elles ont vécu, ou à celles qui ont trouvé d’autres chemins que la parole pour s’en sortir. Parler est une chose, entendre en est une autre.

Dalie Farah

Intégration: Lysiakrea.com