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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

Depuis quelques semaines, un fâcheux est invité sur les plateaux de télévision. Il a écrit un essai et vient le présenter à la France.  François Bégaudeau a  écrit une Histoire de ta bêtise.

J’ai donc lu Histoire de ta bêtise. Je l’ai lu sans ennui d’un bout à l’autre, peut-être ai-je un peu ralenti les choses vers la fin. J’ai souligné des phrases, encadré des mots, mis des croix dans la marge et à la fin de la lecture, je me suis dit : il faut que je le relise.

J’ai suivi le chemin que l’auteur veut nous faire parcourir, j’ai apprécié cette énonciation où la seconde personne du singulier  incarne une polyphonie silencieuse et bavarde, celle de la bourgeoisie. Ce « tu », je l’ai reçu, même si ce n’est pas exactement à moi qu’il écrit.

Mais, si l’on n’est pas prêt de reconnaître ce qu’il y a de bourgeois en nous, le livre s’en chargera.

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

Le titre faussement programmatique évoque une promesse pas totalement tenue. L’auteur ne fait pas exactement une Histoire, mais une autopsie. Presque rien ne palpite dans cette bêtise si ce n’est le texte qui en parle.

François Bégaudeau sonde le bourgeois par des biais littéraires qui tiennent  aussi de l’adresse, du monologue intérieur, du portrait, du conte, des didascalies d’une classe sociale.

C’est un essai qui n’adopte pas l’écriture disciplinaire avec titres et sous-titres, la lecture n’est pas balisée. Mais il se lit comme une enquête, prend l’apparence d’une conversation, d’une scénette comique, de bâtons rompus, d’une comédie bourgeoise mais aussi du thriller qui s’appelle L’injustice sociale

La démonstration est redoutable, impossible de ne pas reconnaître la force d’un esprit, sa capacité à traquer une idée, la retourner sur toutes ses faces. C’est oppressant, on est cerné. Du « tu » au « je » François Bégaudeau attaque le sujet et l’objet sur le rythme d’une ritournelle infernale. Cette légèreté est brutale, radicale.

C’est le tour de force énonciatif. Il dit « tu » , parle en face et reste doux. D’ailleurs, il l’annonce, il ne juge pas, ne veut pas juger. « tu n’y es pour rien » et il offre ses bras. C’est noble, sans doute sincère. La caresse avant la cavalerie. Mon œil. On connaît la bête radicale.

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

L’auteur se décrit, croisant des « tu » bourgeois qui sont « légion dans Paris » . Le corps de l’écrivain apparaît incidemment, déambulant à la rencontre de ces personnes qui ont l’air de chercher sa compagnie ou d’autres qu’il voit à la télévision, d’autres encore qu’il lit. Les bourgeois existent, il ne les a pas inventés. Il écrit sur eux, pour eux, avec leur langue et l’apparence d’une Rhétorique à Herennius qui se transforme en jeu d’échecs ou le mat est posé d’avance. C’est fort mais difficile, pas accessible à tous. Il n’écrit pas pour tous. Tous les bourgeois n’arriveront pas à le lire. Beaucoup se contenteront du début et de la quatrième et des vidéos d’internet.

François Bégaudeau écrit là un livre important qui peut interroger les gens de gauche – dont je fais partie – sur leur réelle posture politique et leur position sociale. Dans quelle mesure notre système d’opinion n’est-il pas frelaté ?

Il écrit au « tu » qui ne voudra pas se reconnaître, celui qui vit dans la même ville que lui (que moi), celui qu’il généralise dans une modélisation énonciative qui prend la fausse apparence de la mauvaise foi.

Se dessine un dialogue rigoureux, un Jacques le fataliste, sans Jacques et sans fataliste. Un Gorgias. Sans Socrate. Et sans Gorgias en fait. Il s’agit d’un dialogue de cantonade.  Un dialogue murmuré de bar. On voit l’auteur accoudé au comptoir, semi ivre, parlant à sa pinte de bière si attentive. Ou assis sur une banquette en cuir mou, la bouche fermée et l’esprit galopant dans cette parole qu’il a construite en lui depuis des années. On aperçoit, fugace, une expression cruelle et amusée,  un rictus de colère capable de garder son sang-froid

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

La situation initiale est un biais qui pose le procédé d’analyse et d’écriture : le vote de 2017 et sa bêtise. La fameuse injonction à faire barrage. Quel est le sens de cette injonction ? Quelle est sa valeur politique ? Que révèle-t-elle des jeux de forces du système politique français ?

Ainsi page 11, François Bégaudeau a  déjà beaucoup dit :

  • le déterminisme héritier

  • la domination sous couvert de mérite

  • le déni d’être bourgeois

  • sa peur

Appuyée par des situations, des exemples précis, détaillés, incarnés, la puissance de ce texte réside dans son recours systématique au réel et au concret, ça parle mais ce n’est pas bavard. Le texte est imparable et c’est logiquement insupportable. 

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau. 

La question du vote anti-Fn en  l’angle d’amorce, n’est pas le sujet, mais permet d’attaquer l’essai en renversant la consigne de vote en piège sophiste :   « tu me demandes en réalité de contrer un effet en soutenant sa cause. »

C’est là toute l’intention du livre : quelles sont les causes véritables du merdier ambiant ?

Qui voudrait croire de nos jours que les inégalités sociales n’existent pas ? Qui voudrait dire que la violence n’est que l’émanation de méchants gens pas assez citoyens ? Qui voudrait croire que la misère et la précarité sociale tiennent à la présence du Front national au second tour ? Qui peut avancer, léger, que les migrants refoulés ou noyés subissent un juste sort ?

Pourquoi alors ne pas essayer de comprendre pourquoi ? Bégaudeau le fait dans ce livre et il n’y va pas de main morte. C’est une main politique.

Il va déconstruire les mots creux : populisme, progressisme, déclinisme etc. Il va mettre en vis-à-vis le bourgeois qui s’assume (le réac) et l’autre qui ne s’assume pas mais qui procède de la même veine. Il exhume les mots et c’est pas tendre, même si l’intention est de comprendre. Il montre comment le bourgeois craint le réel, le vrai réel, celui qui sent pas bon, qui montre la crasse.

« Une fois le réel congédié, ton discours peut se tisser de notions sans objet ni contenu. »

Il va montrer comment ce qui fait le bourgeois est le faisceau conjoint « d’un système d’opinions » et de sa « position. » Montrer qu’on l’est tous un peu. Ce n’est pas la semi-beurgeoise que je suis qui le contredirait.

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

En sériant son passé d’héritier, son présent conservateur, il déploie la violence permanente du bourgeois qui fera tout pour se préserver, préserver ses intérêts. Sans avoir l’air de le faire, parce que le Bourgeois 2.0 est « cool » et « soft » au point de vivre en moribond. François Bégaudeau reste poli, il dira qu’il est « mou », « liquide » qu’il manque de « vitalité. »

Loin d’assener des leçons, François Bégaudeau use de l’énumération de faits concrets et réels qui écrasent par leur effet d’exhaustivité. Il ne laisse personne indemne même pas lui. Usant de l’autocritique, de la puissance à « penser contre soi », il dépiaute son quotidien et la bourgeoisie inhérente à son histoire, à sa situation sociale, à ses habitus. Son appartement fait 40 m², il l’a payé 295 000 euros avec un apport. Son crédit est bientôt terminé. Il fait son ménage tout seul mais pas souvent. Est épargné son système d’opinion, il est de gauche, radicale.

Et de montrer comment l’on est condescendant à critiquer Nabilla et à aimer Vanessa Paradis, de préférer la beauté de Deneuve à celle de Viard,  de montrer comment le culte du mérite scinde le monde entre les pauvres méritants qui cèdent à la compétition libérale et les autres. Que fait-on des autres ? (Qui sont nombreux…)

« L’illusion d’une chance égale achète le silence des perdants. »

Rien n’est épargné même pas cette école républicaine dont on voit au quotidien l’échec à aider les faibles.

« L’école te sert de trieuse, elle est un casting géant, selon un numerus clausus officieux, une poignée de pauvres méritants. »

La guerre sociale n’épargne aucun domaine et qui peut contredire le fait que tout est devenu marchand ? Que la rentabilité et la compétitivité règnent comme modèle absolu, voire comme parangon du bonheur et du bien-être ? C’est sauvage.

« Ta morale grandit à la mesure de ta sauvagerie ».

Le pauvre a le mauvais goût d’être pauvre : il parle mal, il est mal habillé et enfin, il ne peut pas se taire à la fin et accepter son sort comme tout le monde. On aime le pauvre quand il est silencieux, invisible, immobile, pas dangereux. On pleure un peu. « foule sentimentale » et donc complice.  C’est désagréable à lire.

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

Le bourgeois ne porte plus le frac, il y va, et il est cool. Il se demande innocemment pourquoi le prolo ne va pas au frac et bouffe du nutella. C’est pas bien civilisé un prolo quand ça n’imite pas le modèle bourgeois.

Ce qui fait aussi la force du texte c’est qu’il ne s’agit pas d’une diatribe, c’est un livre politique d’un libertaire anarchiste qui use d’une ironie polymorphe. Douce, caustique, sucrée, acerbe, violente, amusée, coléreuse : il y a autant de parfums que chez le marchand de glace. Parce que c’est bien ce que veut Bégaudeau : qu’on se regarde dans la glace. C’est tout.

Pas de désir de convaincre, juste celui de démontrer, pas de désir de rallier à sa cause, juste l’expliquer, pas de désir de juger, juste désir de comprendre.

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

Pourtant, il a la plume sadique et il faudra tendre la croupe ou la joue masochiste à ses paragraphes qui croquent la bêtise bourgeoise.

« Je ne viens pas te châtier mais te consoler. » On va essayer de le croire.

« Tu parles ta langue habituelle, débite la même eau tiède, mais le ton durcit. Bienveillance toujours, ressources plus humaines que jamais, quarantaine juvénile, beaux gosses de l’Elysée, bras de chemise dans les décombres de Saint-Martin, manches retroussées façon Obama, mais la fin de la récréation a sonné. (…) Il faut que le pauvre donne du sien. »

Il ne décrit, ni de demande l’impossible et c’est insupportable. Il avoue le point de sa colère : « Qu’au-delà de la violence sociale, c’est le coulis de framboise qui l’enrobe qui est haïssable ? C’est l’écrin d’humanité dans lequel tu feutres ta brutalité structurelle. »

Il n’épargne aucun domaine : le vote, la vie, les choix, les opinions, les films, les livres, les chansons, les humeurs, le corps. C’est une traque sans condamnation et c’est détestable.

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

Le bourgeois est creux par esprit marchand, liquide par esprit marchand, parce qu’une vie à optimiser ce que l’on possède ne peut être une vie où l’on pense. S’arracher aux trépidations, aux flux vaporeux des séries en continu pour s’arrêter et penser est un luxe de fonctionnaire. Il réclame : « L’avenir, c’est tous fonctionnaires, toi compris. » C’est radical. Il plaisante à moitié. Le bourgeois aime les contes, les fables où il est certain de postuler sa posture et de maintenir sa position sociale : « Tes conneries tu as fini par les propager en toute bonne foi. Léa Seydoux est de bonne foi quand elle se prétend formée à l’école de la vie. »

Tout ceci tient à sa bêtise :

« Ce que j’appelle bêtise, est une modalité de la pensée magique, ce récit hors sol où les objets sont déliés de leur chaîne de fabrication, les faits détachés de leur chaîne causale, les mots délestés de leurs référents, dès lors, ils voguent dans le ciel, toutes armes larguées, tout ancrage révoqué, flottant contre tes raisonnements, éthérées comme tes discours. »

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

A la fin du livre, il insiste, il n’est pas moins bourgeois qu’il ne l’est, il est mou aussi, se décrit pleurant « sa mère » face à la violence, « pantelant » face à la violence réelle.

Sa dignité est la pensée. On lui accorde.

Mais c’est un livre fâcheux, un livre qui fera grincer, parce que la fâcherie, il aime ça le Bégaudeau. Il l’aime comme vitaliste. Le désordre, le heurt, c’est de la vie. Avec ce livre, il se fera de nouveaux amis sans doute, mais aussi de nouveaux ennemis. C’est la vie.

Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.

Dalie Farah

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