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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

« Ostalgie » de Marie Agullo

 Le mur est interminable. Combien de pas a-t-il déjà comptés ? C’est un alignement sale de briques noires. Ont-elles un jour été rouges ? Elles l’accompagnent, raides et immuables, durant sa promenade d’homme solitaire et désoeuvré. C’est plus fort que sa volonté. Quand il marche ainsi, le dimanche, en fin d’après-midi, il ne peut se résoudre à regarder de l’autre côté de la rue, l’autre trottoir, où défilent pareillement les immeubles d’habitation. Les rectangles éclairés des fenêtres ne le retiennent pas, ne l’interrogent pas. Il se colle obstinément à la marche des briques en évitant les flaques d’eau.

Son appartement est dans l’un de ces immeubles qui regardent le mur. Tous les matins, quand il ouvre ses persiennes, et tous les soirs quand il les ferme, son regard s’accroche à la muraille grise qui lui interdit le ciel et l’ailleurs. Il se cogne  contre  elle.

Il sait  qu’il ne peut pas aller s’asseoir de l’autre côté et cette interdiction le fascine car il lui semble proprement inhumain de ne pas avoir le droit de faire ce qui est évidemment une chose simple et facile pour n’importe quel homme depuis la nuit des temps, passer derrière un mur en le franchissant ou en le contournant, ou même en le perçant, avec une porte, un bélier ou un obus. Même les prisonniers s’échinent à franchir les murs en nouant leurs draps ou en creusant des tunnels. Même l’enfermé de la citadelle plonge dans la mer après avoir scié les barreaux de sa geôle. Mais lui qui est un citoyen allemand libre, lui qui travaille toute la semaine, lui qui n’a même pas une famille à charge, lui ne peut pas aller s’asseoir derrière ce mur qui bouche son horizon.

Alors chaque dimanche, il reprend sa marche linéaire, sans autre perspective que celle de longer la muraille pendant une demi-heure puis de revenir devant chez lui, puis de repartir dans l’autre sens, une demi-heure, avant de rentrer.

Il dit que c’est pour digérer. Il en a fait un rituel. Il n’a jamais rien de mieux à faire. Il est seul. Il n’aime pas la compagnie. Il supporte déjà difficilement certains de ses collègues avec lesquels il est contraint de travailler. Il n’a plus de famille depuis longtemps. Il n’a jamais eu de femme ni d’enfant. Il n’en veut pas.

Il s’arrête devant une flaque d’eau plus large que les autres. Il ne la franchira pas  sans la contourner. Il est obligé d’obliquer légèrement à gauche, il n’a pas le choix. Il doit même descendre du trottoir. Mais avant, un moment, son regard suspendu à fleur d’eau, entrevoit un mouvement de lumière dans la nappe d’argent gris. Une ridule de vent dessine une ligne sombre qui se multiplie comme les fils d’une chevelure… Alors surgit du passé la tête brune d’une enfant de son âge qui sautille devant lui, d’un pied, de l’autre… Il a franchi la flaque d’eau.

Ce dimanche-là, il décide que devant son immeuble, il peindra le mur.

Il pensait qu’il aurait des difficultés avec la mairie ou la police, qu’on lui ferait des observations ou qu’on lui interdirait de sortir sa panoplie de peintre, qu’on lui enjoindrait de cesser son activité ou même qu’on le sanctionnerait d’une manière ou d’une autre. Mais rien de tel n’arriva quand il entreprit de tracer le cadre de son œuvre, bien en face de chez lui, pour qu’il voie bien le portrait depuis sa fenêtre, à cinq mètres de là. Il s’était demandé s’il ne devrait pas plutôt peindre sur un panneau de contreplaqué, bien à l’abri, chez lui dans son appartement puis aller le fixer sur le mur, une nuit, en catimini, anonyme. Il avait renoncé à cette idée qui lui paraissait lâche. Allait-il s’imposer lui-même un interdit de plus ?

En réalité, quand il commença à esquisser à grands traits le visage qu’il rêvait, les passants s’attroupèrent et restèrent un moment à le regarder. Très peu lui parlaient mais ils l’observaient, curieux, intéressés peut-être, surpris sûrement. Personne ne vint le déranger le premier jour, pas le moindre uniforme. Et quand les premiers bavards s’exprimèrent, ce fut pour le féliciter d’une si heureuse initiative. C’est vrai qu’il serait bien plus gai ce mur si tout le monde faisait comme lui. On pourrait même faire venir de grands artistes. D’ailleurs il était finalement surprenant que les publicistes n’aient jamais envahi cet espace favorable à de longues expositions…

Il consacra trois jours de congé à réaliser sans le moindre souci le visage de l’enfant qu’il voulait reproduire.          Où avait-il vu ce visage ? Dans quel passé lointain s’étaient ouverts ces grands yeux dorés frangés de longs cils bruns ? Chaque fois qu’il rêvait à sa fenêtre, devant son œuvre, il était fier d’avoir réussi un si beau dessin et étonné de le voir si bien accepté. Les badauds s’arrêtaient devant pour l’admirer et personne n’avait eu l’idée de le détériorer. La semaine passée un autre artiste avait entrepris de l’imiter quelques mètres plus loin et il aimait penser que bientôt peut-être, la muraille triste s’ornerait de multiples œuvres. Et même si toutes les peintures n’étaient pas vraiment esthétiques, elles seraient au moins l’expression d’une liberté, la liberté de créer, d’inventer des images, des formes et des couleurs sur la muraille grise et fermée, des lignes de fuite en quelque sorte.

Lui aussi l’admirait ce dessin, en toute modestie, comme s’il n’en avait pas été l’auteur. Il aimait le visage sorti de sa mémoire et reproduit sur le mur comme si c’était un visage nouvellement rencontré, éperdument aimé dès le premier regard. Ce visage ne lui appartenait pas. Il le ravissait, par la douceur soyeuse des boucles brunes encadrant un minois gai et fin qui éclaboussait de lumière les pierres nues. Cette enfant n’avait pas plus de six ans. Elle riait de toutes ses petites dents de lait bien pointues et semblait se moquer de quelque chose ou de quelqu’un en le montrant du doigt. Et si c’était lui qu’elle regardait ainsi ? Pour une fois l’artiste avait envie de parler à quelqu’un ! « Dommage, se dit-il que cette tête soit en briques. »

Maintenant le dimanche il préférait s’asseoir à sa fenêtre et la regarder. Il avait même supprimé sa marche dominicale. Il préférait se perdre dans le regard de l’enfant et entamer avec la fillette de longues conversations. Ainsi remontaient de sa propre enfance, de brèves réminiscences qui lui parlaient de sa première vie. Il revoyait confusément la robe bleue et blanche de sa mère quand elle cousait sous la lampe alors qu’il ramassait, assis sur un petit banc à ses pieds, les fils qu’elle laissait tomber et qu’il cherchait à les coller sur le tissu de sa jupe pour ajouter une plume à celles qui ornaient l’étoffe. Il entendait sa voix qui causait avec celle de son père dans la cuisine alors qu’il se réveillait à l’étage, sous l’édredon, enfoui dans le matelas mou et épais où s’enfonçait son petit corps d’enfant, encore tout ensommeillé .Il revivait des scènes de son premier âge, de sa première maison, de sa première ville… C’était la même… C’était le même quartier. C’était Berlin, avant.

Et alors, il comprit qui était la petite fille qui riait dans son souvenir. C’était Traudel ! Il avait peint le visage de Traudel !

Berlin. 1945. Berlin est en ruines. Des pierres. Des pierres. Des pierres. Des pierres sans ciment. Des pierres sans couleurs. Des pierres sans murs et sans fenêtres. Les maisons se sont déchiquetées sous le bruit du ciel assourdissant.

Berlin. 1961. Il est tout petit. Il a peut-être cinq ans : » Cours ! Cours ! Cours plus vite ! » crie Traudel. Il s’enfuit avec elle. A perdre haleine. Elle l’encourage : «  Cours ! Cours ! » Mais il s’entrave dans les gravats, il glisse, il se rattrape. Ah ! Tous ces jeux de la rue. La rue était ouverte. La rue était libre pour les enfants. Personne ne les surveillait. Les grands construisaient le mur. On leur disait : «  Laissez-nous. Nous avons à faire. Amusez-vous. » Alors ils s’amusaient.

Traudel et Gerd étaient inséparables. Ils avaient toute une petite bande de copains. Ils profitaient de ce vaste terrain de jeu qu’était devenu le quartier-chantier. Les filles aimaient imiter les parents en construisant leurs propres petits murs avec les morceaux de brique qui jonchaient le sol. Les garçons, pour les embêter, les détruisaient en les bombardant avec leurs balles de chiffons. Et puis on se disputait. Et puis on se sauvait. Et puis on se poursuivait.

Mais un jour, le mur des grands avait suffisamment grandi pour couper le quartier en deux. Et Gerd n’avait plus jamais revu Traudel.

Cela fait longtemps que Gerd a peint le portrait de Traudel sur le mur. Il l’a laissé vieillir avec lui. Les couleurs en sont moins lumineuses. Le visage aimé s’est un peu embrumé. Quelques lignes plus sombres ont ridé légèrement la peau claire de l’enfant rieuse autour des yeux et même la chevelure sombre a perdu de son éclat. Mais le peintre vit toujours dans le même appartement, toujours seul, toujours en face du souvenir emmuré de Traudel. Et cette proximité le rassure et peuple son morne univers.

Berlin 1989. Ce matin-là, il est réveillé par des bruits têtus, des bruits inattendus et têtus qui le projettent sans transition dans la vie de la rue alors qu’il aime sortir lentement du cocon du sommeil et rester longtemps au fond de son lit avant d’ouvrir les yeux.

Il ouvre sa fenêtre et il perçoit distinctement maintenant des coups de burin, des bruits de marteau, toute une agitation humaine sur son mur. Des hommes, des femmes sont là qui le piquent, le tapent, l’attaquent, là de l’autre côté du trottoir, là-bas de l’autre côté du mur. On entend qu’ils sont partout, là devant, là derrière… Un jeune a entrepris d’escalader la muraille qui se crénelle. Des mains se tendent. Des corps basculent.

Traudel rit toujours mais tout autour de son visage, des lignes de fracture la rattrapent, se frayent un chemin en étoile autour de ses cheveux qui s’éparpillent. Les fissures se creusent, écartent son sourire. Son visage explose. Une fenêtre a remplacé son regard.

Gerd reste pétrifié. Il ne peut pas retenir son souvenir qui vole en éclats. Le portrait a disparu.

Mais au milieu du cadre de la fenêtre ouverte dans la muraille, un visage apparaît, auréolé de cheveux bruns, un visage rieur, un visage moqueur, le visage vivant d’une femme qui le montre du doigt et qui l’appelle.

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