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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

Nous sommes plus grands que notre temps à la Comédie de Saint-Etienne

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NOUS SOMMES PLUS GRANDS QUE NOTRE TEMPS

François Bégaudeau | Matthieu Cruciani

avec des jeunes issus d’une classe de 3e du Collège Gambetta et de l’Espace Boris Vian et les comédiensÉmilie Capliez et Philippe Durand | collaboration chorégraphique Cécile Laloy

La Comédie de Saint-Etienne de bronze et de grenat fait sa rentrée, enfin, fait sa naissance et l’accouchement dure trois semaines.

Au sujet de cette grossesse de plus de deux ans, le site de la comédie avoue sans péridurale « Nous avons décidé d’ouvrir cette toute première saison dans notre nouvelle Comédie par trois semaines de créations partagées, en entrée libre, où la jeunesse avec ses questionnements, ses joies, ses doutes, ses colères et ses enthousiasmes sera au cœur de nos propositions. »

J’ai eu la chance d’assister à la répétition du travail de Matthieu Cruciani qui met en scène des jeunes gens sur un texte de François Bégaudeau : « Nous sommes plus grands que notre temps. »

C’était un dimanche à Saint-Etienne.

J’ai commencé par prendre une claque.

Sûr, c’est pas très sympa comme accueil mais bon, faut ce qui faut quand il s’agit de littérature. Dans un chœur de voix d’enfants et d’adolescents c’est la vie et son temps qui sont interrogés, un jeune homme, cheveux courts, tee-shirt coloré, scande son identité partagée il dit : « il n’y a pas de Nous ». Cette simple réplique, dans la folie tourbillonnante de ces jeunes gens qui courent, m’émeut. Tellement. Je les vois tous, un par un. Je les vois jouer sous l’œil sagace de Matthieu Cruciani, mêlés au jeu de deux comédiens professionnels Emilie Capliez et Philippe Durand, c’est Cécile Laloy qui chorégraphie et je me demande si l’harmonie sera un jour possible, je me demande moi aussi : un « nous » est-il encore possible ? Faut-il désirer un « nous » dans lequel nous pourrions nous réfugier comme dans un cocon utérin en suçant notre pouce ?

Le texte de François Bégaudeau alterne entre interrogations prosaïques et réflexion existentielle, les philosophes sont imberbes, ils portent des joggings, des shorts et des jeans et rechignent à se lever quand ils sont allongés. L’un deux tourne le dos au metteur en scène : quelque chose de vide et d’intime se joue en lui et il perd le fil de la répétition. De tendresses en encouragements, d’exigence en caresses, Emilie, Matthieu, Philippe, Cécile veulent déployer cette part d’enfance qui va bientôt s’éteindre. Il faut les poser maintenant les questions, avant que des réponses toutes faites ne soient données par le temps des autres.

Le dispositif scénique enveloppe le jeu des deux comédiens par cette nuée de jeunesse à laquelle ils se mêlent, les frontières sont poreuses car la question posée n’est pas simple. Quel est ce maintenant ? Quel est ce temps ? J’ai aimé une réponse provisoire que la mise en scène prend si justement au pied de la lettre : « mon temps ne tient debout qu’en courant. » Cette course chorégraphiée par l’énergie du texte et des corps est un moment intense de durée, le temps vécu selon Bergson. Comme j’ai bien vécu mon temps ce dimanche-là à Saint-Etienne.

Le texte dense, riche devient léger dans cet échange au rythme saisissant. Dans cette interrogation sur le présent, se niche une interrogation sur le sens que l’on donne à nos actes, le sens que l’on peut trouver à être présent au temps.

Emilie et Philippe qui jouent un couple en dispute et en « discute » représentent ce qui est disruptif dans le temps : une écharde s’est glissée dans le quotidien de la femme, une toute petite écharde. On lui demande d’être disponible le week-end pour répondre à un mail ; de la réaction de l’homme vont faire apparaître une projection, des espérances de ce que peut-être une époque. On ne trouvera pas de vision schématique et genrée, et là encore, la mise en jeu, le jeu des comédiens proposent un nuancier qui permet de ne pas aller vers un schématisme entendu. Personne n’a raison. Il n’y a pas débat, il y a questions.

La réponse est d’ailleurs donnée dans le titre du texte de Bégaudeau : « Nous sommes plus grands que notre temps ». Jankélévitch diagnostiquait deux maladies temporelles : l’ennui et la nostalgie. Non pas qu’il faille éviter l’un et l’autre, mais qu’il n’est pas, au fond, nécessaire de construire son rapport à soi – et donc au temps, en plongeant dans le regret ou la déception à venir.

Même si François Bégaudeau écrit que le « destin de l’espoir » est de retomber, je trouve que ce spectacle a tout d’un espoir. Un espoir puissant, serein, juste, nuancé, mais un espoir quand même.

Il y a cette jeune fille au carré blond dont les grands yeux bleus vous vrillent de ses interrogations, il y a celui-là qui met un temps infini à traverser la scène, et un autre qui se contorsionne du temps qui est en lui, et encore une autre en retard, toujours en retard. Un autre, juste là, manque de sommeil et peine à entrer dans ce monde où tout va vite et en même temps si lentement. Et celle-là si touchante, engoncée dans un tee-shirt qui lui va pourtant si bien, et cet autre-là, dont la bouille entre enfance et adolescence cherche à séduire sans parler. Une petite, brune énergique, elle est là pour dire qu’elle est là et c’est parfait. Comme on sourit de la nonchalance et de la perplexité de ceux-là qui plongent dans leur mouvement comme dans une piscine. Et cette jeune fille portée en croix, fragile et élégante dans son corps filiforme qui ne voit pas la malice de ces deux-là intenables à chercher à rire dans tous les interstices de silence. Et ce dernier qui touche, en lien permanent avec les autres, qui saisit les mots comme des nougats goûteux.

Et Emilie : légère, droite, ferme qui porte sa parole de femme en doute quand elle joue et de femme certaine quand elle parle, elle a la chaleur épaisse des mères qui protègent et c’est si agréable. Et Philippe, au jeu tendre, arrondi, piqué de colères épuisées, qui se fait doux et affable quand il est là à demander si tout va bien. Et Cécile, douce, d’une douceur de bras longs et de jambes fines, qui ne se brisent pas, Cécile qui comprend les corps et les fait raconter, elle ne joue pas, elle se ressemble toujours. Et Matthieu, à cheval entre une autorité patinée de rires et un désir d’exactitude qui tend le bras à cour ou à jardin, prévenant, l’humour en bout de phrases comme pour s’excuser de diriger tout ça d’une main de maître qui ne veut pas dominer.

Cette répétition m’a donné autant envie de lire que d’écrire, autant envie de revenir que de ne pas partir. Pas envie de rejoindre mon temps qui me semblait plus grand que moi. Et puis, il y a eu ce moment où les jeunes amateurs se sont alignés, dans leur costume, tout foisonnant d’une excitation première. Mon Dieu qu’ils étaient beaux.

Cette beauté-là, il ne faut jamais s’y habituer, c’est celle de la confiance, de la confiance qui se diffuse entre un texte puissant, des professionnels exigeants et des adolescents ; cette beauté-là, et c’est sans doute la marque de fabrique de François Bégaudeau, c’est le désir du vivant.

Dalie Farah

Intégration: Lysiakrea.com