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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"

Mektoub my love Canto uno « féminins pluriel-les et masculins singuliers »

Mektoub my love 

Canto uno

« féminins pluriel-les et masculins singuliers »

 

Le Cantique des cantiques  comme le film d’Abdelatif Kéchiche prend son élan d’une fenêtre.

La Bible laisse l’aimée tendre la main à celui qu’elle aime et le film laisse Amin surprendre deux amants qui s’étreignent. Impossible de ne pas penser à la suite du texte lors de la scène :

« Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi. 

Que tu es belle, que tu es agréable,

O mon amour, au milieu des délices !

Ta taille ressemble au palmier,

Et tes seins à des grappes. »

Dans les halètements d’un accouplement sensuel et joyeux, les courbes d’Ophélie occupent l’écran. Seins, fesses, main de l’homme entre les jambes, courbes, et mains : c’est un mouvement amoureux qui pourtant ne nous pose pas en voyeur : on regarde depuis les yeux d’Amin. Amin, cela veut dire « celui qui est digne de confiance », de « amane », la confiance et peut s’entendre phonétiquement comme « amen » en arabe.

Ophélie est la Femme. La première. Toni est l’Homme. Le premier. Le bien-aimé et la bien-aimée jouissent d’être ensemble. Cette scène augurale est une scène présente d’une certaine manière dans le roman de François Bégaudeau La Blessure la vraie. Elle a un tout autre sens et pourtant est la même. Le réalisateur annonce que son œuvre est librement inspirée du roman, on confirme.

C’est vrai, cela n’a rien à voir et en même temps c’est tout-à-fait ça.

De la région vendéenne on est passé à la région sétoise, on perd la myriade de personnages du village qui faisait comme un arrière-plan de vies minuscules et faulknériennes, on perd aussi les courses à vélo, la mobylette, on perd la fête foraine, on perd les rues et les allers-retours. On perd les espaces initiatiques… On perd le nuancier savoureux de l’ironie qui veut dire sans dire une blessure qui existe sans exister. On perd un peu le roman, en fait. Pourtant, le roman de Bégaudeau y est : la fièvre, la chaleur, l’été, l’attente, le désir, et l’art du portrait.

Après la scène augurale, le rythme ralentit, on suit un jeu de duos : paroles, passo doble, jeu de l’amour et du hasard, quatuor sur la plage etc. Quand on sort de sa journée de boulot où la norme est le zapping ce rythme lent essouffle, gène ; puis on s’enfonce dans les rires, on se met à sourire et on laisse faire. Sinon, on sort. On était quinze dans la salle, personne n’est parti.

Moi, j’ai laissé faire. C’est bon de se laisser faire.

Quand les derboukas ont résonné dans le bar à billard, moi aussi j’ai dansé allongée sur le double siège du cinéma les Ambiances.  Quand la brebis a mis bas, j’ai contracté mon périnée autant de fois que nécessaire pour que l’agneau naisse. J’ai vibré sur Singing Halleluyah dans la boite de nuit. J’ai eu envie de spaghettis aux tomates fraîches basilic et ail. A 20h45, soit 1h45 après le début du film, j’étais profondément joyeuse et paisible et pas seule.

La solitude disparaît et c’est aussi l’effet du livre : la place du lecteur et du spectateur sont prévues, juste là, au premier plan. Dans le film c’est l’œil et la distance gênée d’Amin avec ce sourire qui dit qu’il comprend mais ne sait pas comment participer, comment faire corps avec ces corps, lui qui se dissimule derrière son appareil photo. Il ne peut dire son désir d’Ophélie qu’en lui proposant des photos de nu. L’appareil photo est un ajout pas bégaudien du tout qui métaphorise la subjectivité distancée du roman et met en jeu toutes les ambiguïtés des regards et des mots échangés dans un été ou la liberté bat, bat comme un organe vivant :

Le Cantique des cantiques dit : « l’amour est fort comme la mort ».

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On retrouve la vitalité de Vénus Noire, d’Adèle, sans le versant tragique, le versant douloureux. Vigueur. Les bêtes sont vigoureuses, les êtres sont vigoureux. Et d’abord les femmes. « T’es la femme de ma vie. » dit Toni. Oui, il le dit. Il faut peut-être le comprendre de manière littérale. Il le dit. A plusieurs femmes, parce qu’il ne sait pas faire autrement que conjuguer les femmes au pluriel, en les aimant chacune totalement, sincèrement même si sa propre mère se désole de la destinée de ce fils qui ressemble tant à son père lui-même goûteux de femmes aux grosses fesses. A ce propos, quelles fesses ! C’est aussi ça Kéchiche, le corps cru, vrai, appétissant et je jure que je vais me procurer un de ces shorts qui font le cul comme un soleil sans se soucier de la cellulite et du reste. Les femmes sont plurielles : facettes d’un kaléidoscope du corps féminin qui a un cul, elles occupent l’écran, elles occupent l’histoire, elles occupent l’esprit des garçons, elles courent les garçons et ils le leur rendent bien.

Il n’y a pas cette quête explicite du dépucelage d’été du roman, mais l’attente, la tension apparaissent de manière douce, intense. Les images de douceurs et de franche vitalité sont bouleversantes : la naissance des deux agneaux, la femme allaitante dans l’hôtel, les jeux dans l’eau entourent le désir amoureux des garçons qui sont eux, désignés au masculin singulier. Ils aiment de manière multiple et unique : fascinés par les femmes, leur vitalité est liée au corps féminin, qui lui génère seul sa puissance femelle. Les baisers sont amples et pas de cinéma. La crudité ne permet à aucun moment la vulgarité. Jamais. Grâce justement à la redondance. La démultiplication des scènes épuise ce qui aurait pu donner l’idée de la vulgarité. Non, il ne s’agit pas de ça. L’érotisme se dissout dans sa répétition et du coup affleure partout, tout le temps.

Quand le générique de fin apparaît, je dis « déjà. » Ça fait pourtant trois heures que j’y suis.

Les oliviers font tomber les olives trop tôt dans cet été caniculaire où l’urgence de vivre me donne à moi aussi envie d’été et de liberté. Ce qui est difficile, après, c’est retourner à la petitesse agonisante des quotidiens. Avec mes bottines qui claquent dans la rue piétonne auvergnate, ma capuche en fausse Anastasia, il fait un froid de connard et la place de Jaude ne vaut pas grand chose à cette heure-là.

J’ai lu, « ce film est solaire », ce n’est pas exactement ça, je suis quasi persuadée que si le film avait été librement adapté à Chamonix en plein hiver, les choses n’auraient pas été tellement différentes : ce qui fait la lumière, c’est la joie, ce qui fait le soleil – outre le soleil lui-même- c’est la vitalité palpitante et sans calcul des personnages qui aiment à aimer, quoi qu’il arrive. Il est question de lumière tout le temps, quand la lumière est, la vie commence. Car ce qui est contre nature, et comment ne pas être d’accord, c’est ce qui est contre l’élan de vie, non ? C’est ça le mektoub, le vrai. On aimerait en tout cas que l’amour vitaliste soit la promesse indélébile des Dieux pour que l’éducation sentimentale des créatures terrestres se cristallise dans le hasard d’une ballade crépusculaire sur la plage.

N’est-ce pas un été, un 4 août que le père de mes enfants est passé devant moi de la même beauté et du même sourire qu’Amin ? 

Je n’ai pas vraiment accédé à une lecture sociologique du film, c’est vrai que les hommes, et que les femmes, et que les Arabes et les Autres. Mais, le naturel du flux, des flux corporels m’ont fait oublier qu’à Sète, dans les années 90, on peut s’encanailler à coucher hors frontières.

On pressent le canto due : le mariage à Hamamet ? Le Clément jaloux ? Si Abdelatif Kéchiche poursuit sa lecture même librement inspirée et simplifiée de La Blessure, la vraie, je pronostique que la tragédie devrait poindre avant un éclat de rire. J’ai déjà hâte d’y être.

Dalie Farah

C_La-blessure-la-vraie_8697Ce magnifique roman raconte l’adolescence, la folie d’attendre à aimer, la naissance des corps. Un été, un narrateur adolescent veut en finir avec son pucelage. De cette attente de passage, François Bégaudeau nous fait le portrait de cette époque, des voix du corps et du cœur, avec une ironie toujours inentendue. Dans une Vendée réelle et fantasmée, l’on croise des personnages qui sont comme des oracles, d’autres comme des ombres, et d’autres encore comme des monstres cinématographiques. Le roman semble s’écrire comme un roman initiatique que le Grand Meaulnes aurait espéré et se termine dans l’éclat de rire d’un Faulkner qui aurait de nouveau le moral.Dans la construction romanesque les voix et les hommes nous font pénétrer dans ces années quatre-vingt où le bonheur était une promesse nécessaire et le lendemain, un désir renouvelé. François Bégaudeau est un écrivain farceur, il joue toujours avec son lecteur car il le désire, ce qui est flatteur, c’est qu’il parie toujours sur l’intelligence du lecteur, celle qui va voir les degrés d’écriture. Il y a ce second degré permanent qui ne nous empêche pas de profiter du premier, c’est tout le contraire du snobisme et cela fait du bien.

J’ai aimé croiser la pensée de cet adolescent et traverser à vélo ou à mobylette le passé de ces vendéens pétris de leurs amours déçues, de leurs deuils lointains mais aussi d’une joie à être qui résiste toujours.

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