Les Années de Annie Ernaux par la Compagnie Athra : à voir !
Béatrice Chatron est une comédienne qui me bouleverse. Cette femme qui pourrait être de tous les temps avec son corps de gamine et ses cheveux platine d’un autre siècle porte les textes comme j’aime : avec tout son corps. Pourtant, on la sent se dépêtrer avec ce corps-là aussi agile que pesant ; on la sent se tirer à bout de bras d’un endroit à l’autre écrasée par un poids invisible.
Quand elle va pour interpréter Les Années, elle s’excuse de toute sa présence : en raison du risque d’orages, la prestation a lieu dans une salle du Musée Fontfreyde au lieu du jardin du Musée Lecoq. Il fait lourd et chaud, quand on veut refermer le battant d’une fenêtre, on hue dans la salle ; quand elle enfile un cuir noir pour commencer le spectacle, on soupire d’admiration.
Elle s’assoit. Devant une boite, une lampe. Des photos semblent classées. Elle en extirpe une, et lit : elle décrit et date le cliché que l’on ne voit pas mais qui se dit sur son visage. Une femme au rouge à lèvres rouge-vif murmure dans mon dos « on n’entend rien ». Vu le volume de sa récrimination, j’en déduis qu’elle est un peu sourde ; faut dire à sa décharge que le public réuni nombreux se décline dans une génération qui tient de l’ornière statistique.
Béatrice Chatron s’est levée, elle s’est dressée devant un micro. Il y en a quatre : REPAS DE FAMILLE/HISTOIRES/ELLE/ON. De ces situations on attend quatre personnes. Mais non. Béatrice va tour à tour se placer devant les micros portant le texte, le traînant, l’aspirant à elle de toute la vivacité de son énergie épuisée.
La comédienne est toute d’ambivalence et c’est cette vulnérabilité-là que j’aime. Fine, elle a la cuisse puissante, élancée, elle est musclée dans un jean gris, menue, elle étire l’expression de son regard comme une altière divinité. Elle se fait fille, elle se fait voix du peuple, voix de l’histoire, voix des autres. Et elle fait tout très bien.
C’est un autre talent et rareté de Béatrice Chatron : sa voix.
Elle en joue comme d’un instrument multiple, encore plus malléable que son corps, la voix se promène dans des gammes d’émotions qui nuancent violence et douceur. Ce que j’aime par-dessus tout c’est lorsqu’elle efface l’intention de dire pour laisser dire. C’est, je crois, ce qu’il y a de plus beau dans le théâtre ou simplement dans l’incarnation du texte dans le corps d’une femme.
J’admire ça.
La mise en scène est portée par la tendresse de jeu de Béatrice et l’ingéniosité de son comparse Olivier Papot. La mise en scène est toujours d’une grande intelligence : le texte est pensé, lu, compris. Il ne s’agit pas comme le veulent certaines propositions avant-gardistes de se poser en devant du texte, voire au dehors du texte mais de chercher la justesse de ce prétexte à dire. Après tout, Annie Ernaux avait-elle besoin qu’on fasse cette proposition-là ?
Je pense que oui.
La mise en scène est une véritable lecture, elle n’est pas comme ces amplificateurs corporels opportunistes que je déteste qui finalement n’ont d’objets qu’eux-mêmes. Non, il ne s’agit pas de ça : il s’agit d’une lecture, d’une lecture dont la tonalité est sociale, amoureuse et politique. Le trio gagnant.
Non seulement on redécouvre le texte, mais on le relit et on a envie de le relire. La mise en scène permet d’aller au texte mais aussi d’accéder à sa genèse, à ses origines et c’est vraiment passionnant.
En somme, il faut se rendre aux lectures et à la forme « spectaculaire » des Années de Annie Ernaux par la compagnie Ahtra.
Le 21 septembre, ce sera à Issoire et j’y serai.
Dalie Farah
« Une vie (de femme) dans un mince jeu de clichés et quelques rengaines
Chaque jour avait son anniversaire, d’une loi, de l’ouverture d’un procès, d’un crime. Ils découpaient le temps en années yéyés, baba cool, sida, divisaient les gens en générations De Gaulle, Mitterrand, 68, baby-boom, numérique. On était de toutes et d’aucune. Nos années à nous n’étaient pas là.
Les années, c’est une invitation à plonger dans une formidable fresque historique, des espoirs de l’après-guerre avec sa grande marche positiviste aux bugs de nos années 2000, panne de l’ascenseur social, marchandisation du monde, uberisation des sentiments. Une fresque humaine aussi. Qui fait ressentir le passage du temps en nous et hors de nous. Et des « arrêts sur mémoire »…
Comme dans le livre d’Annie Ernaux, photos, chansons et texte dialoguent. Photos d’enfance, photos de repas de famille et films super 8 marquant les étapes d’une vie sont tantôt les points de départs de la parole, tantôt les témoins émouvants et muets du temps qui passe, du monde qui bouge. Les chansons, publicités, archives sonores évoquées dans le livre, traitées dans la bande son ou jouées en direct constituent la bande originale du spectacle.
d’après le roman éponyme d’Annie Ernaux (Gallimard, 2008)
Équipe artistique
Distribution : Béatrice Chatron
Conception : Béatrice Chatron
Mise en scène : Olivier Papot
Adaptation et dramaturgie : Béatrice Chatron et Olivier Papot
Composition musicale : Yoann Sanson
Création vidéo : a-li-ce aka Claire Fristot
Création lumière : Hervé Georjon
Eléments de scénographie : Fabrice Coudert et Vincent Chassaing
Administration : Yvette Chapuis
Production et diffusion : Mélissa NaamarPartenariats
SUBVENTIONS : DRAC Auvergne Rhône Alpes, Conseil Régional D’auvergne Rhône Alpes, Conseil Départemental du Puy-de-Dôme, Villes de Clermont-Ferrand, Thiers, La SPEDIDAM
RÉSIDENCES : Clermont-Ferrand, Cour Des 3 Coquins, L’usine du May – Manufacture du Savoir & Le Métro (Thiers), Le Sémaphore – Cébazat, Théâtre de Châtel-Guyon , Berlin – Karl Kunger Kiez
CO-PRODUCTIONS : Les villes de Cébazat, Thiers, Châtel-Guyon PARTENARIATS : fonds CICLIC – agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique, La Conserverie , conservatoire national de l’album de famille – MetzExtrait
“Nous qui avions avorté dans les cuisines, divorcé, qui avions cru que nos efforts pour nous libérer serviraient aux autre, nous étions prises d’une grande fatigue. Nous ne savions plu si la révolution des femmes avait eu lieu.”
“Plus que tout maintenant, elle voudrait saisir la lumière qui baigne les visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure.”