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Dalie Farah -"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire"
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L’âge de la première passe, d’Arno Bertina ; de l’amour tarifé à l’amour perdu

L’âge de la première passe d’Arno Bertina, de l’amour tarifé à l’amour perdu.

 

L’embarras

C’est un livre embarrassé qu’Arno Bertina a fait paraître et mieux encore un livre qui veut penser l’embarras. D’ailleurs, il s’ouvre sur une première question embarrassante : Qui est ce « je » qui va dire « elles » ? Qui est ce « je » pour avoir connu ces « elles » ? Que veut le « je » des « elles » ? Lorsque l’écriture s’attache à un sujet dont les protagonistes respirent de sang et de peau, il est toujours embarrassant de les raconter, plus ou moins contre leur gré et à quelle hauteur ? Un écrivain devrait être sans morale, ne pas s’encombrer de questions qui sortent de l’espace littéraire et à lire le début du texte de Bertina, je m’étonne de son questionnement, de ces délicatesses à ne pas dire, voilà, mesdames et messieurs, j’ai un sujet de dingue, je vais vous parler de putes que j’ai croisées au Congo. Avec lesquelles, j’ai parlé. Avec lesquelles j’ai écrit. Avec lesquelles j’ai pensé. Avec lesquelles j’ai organisé des ateliers d’écriture. Avec lesquelles je n’ai pas couché.

Puis je comprends. Non, ce n’est pas l’évidence. L’embarras n’est pas une gêne, c’est un motif d’écriture, un motif éthique, un motif amoureux, un motif tragique. L’humilité de ce livre.

Un homme. Des femmes. Un écrivain. Des Prostituées. Un Blanc. Des Noires.

Tout les sépare. Pour le meilleur et pour le pire.

« Les premiers jours, je suis dans la cour du Foyer des filles vaillantes comme Marlène Schiappa dans un gouvernement : je ne sers à rien. »

D’abord, les mots

L’expérience vécue est au cœur de ce récit polyphonique, on y entend la voix de l’auteur, celles de ces femmes rencontrées dans un centre qui s’occupe de mineures qui veulent quitter la prostitution et trouver à se réinsérer dans la société. Ce que je viens d’écrire avec des mots d’ici sont des mots bidons. Et je mesure cette esthétique de l’embarras qui demande à chercher le mot juste du monde que l’on décrit, c’est ce que fait Arno Bertina. Parce que ces filles veulent et ne veulent pas quitter la prostitution, le centre s’occupe, sans s’occuper, ils fournissent des occasions de faire contre-poids à la vie de la nuit. Trouver les mots et la langue est un enjeu majeur pour l’écrivain qui file cette quête tout au long du récit. Les mots pour dire ces filles, pour le désir, pour décrire leur situation ; les mots pour les aider à écrire, à dire, nommer le réel qui est leur quotidien et qui fait le sujet d’un livre ; les mots enfin pour dire les propres troubles d’Arno Bertina, comme un Nerval perdu en Afrique, il esquisse des mélancolies amoureuses dont celle d’une certaine Adrienne O. à qui est dédié le livre.

« Faire la vie »

C’est ainsi que l’activité de prostitution est dénommée. C’est leur métier, leur gagne-pain. Ces filles « font la vie ». Qui n’est pas l’amour, mais qui le cherche. La misère de ces filles apparaît dans une crudité que l’auteur aborde avec cet embarras délicat de l’esthète soucieux de ne pas traiter le corps sans pincettes. Elles le méritent : tout est un absolu de brutalité et le regard de l’écrivain/homme plongé dans les abîmes de cette brutalité m’est paradoxalement savoureux. Arno Bertina raconte l’arrivée d’une des filles défigurée par les coups, ses amies la couvrent de moqueries ;  le « je » écrivant sent poindre une forme de petite colère vite éteinte par la compréhension de la situation : quand t’es dans le malheur, tu ne passes pas ta journée à le fixer sinon tu peux en crever. En Candide sincère, l’écrivain n’a pas peur de son ridicule, de ses failles, de ses limites et même de sa faiblesse face à ces filles qui n’ont d’autre choix que la survie. (tautologie) La force de vie de ces filles, leur vitalité scandaleuse est proportionnelle à leurs souffrances. Ce sont des histoires de viols, de viols plus ou moins collectifs, de viols plus ou moins biens rémunérés. C’est leur travail, elles « font la vie ».

« Je suis une enfant de la rue. Depuis que j’ai 9 ans. A 13 ans, je me suis retrouvée enceinte. »

Au Congo, « l’âge de la première passe », c’est tôt et c’est simple : une jeune fille se retrouve sans ressources, elle porte sa richesse sur elle : son corps. Elles sont belles et Arno Bertina s’attache à nous raconter de quoi est faite la beauté de ces filles, il les admire, il est incapable d’en décrire une dans sa laideur et sa méchanceté éventuelle, parce que je crois qu’elles lui sont inaccessibles par défaut ; leur jeunesse est tempérée par des expériences de survie d’une violence insoutenable, et elles s’apprêtent, se maquillent, dansent, chantent. Ces filles de joie donnent de la joie, de la jouissance. Sans jamais les objectiver, l’écrivain leur donne leur prénom, leur histoire et place des extraits de leurs textes en italique – il leur rend leurs paroles – dans son propre récit. C’est poignant, beau.

La chair abandonnée

« (…) j’ai beau prier tout le temps, on continue de m’abandonner. »

L’histoire de ces filles et de cet homme vont alors converger, ils sont perdus. Tous. Les filles sont toutes abandonnées par leurs proches ; toutes dépositaires de deuils impossibles et d’un rejet explicite, revendiqué : « je ne veux pas de toi. » La valeur d’une vie se paie en Francs. CFA. C’est-à-dire que ça ne vaut pas grand-chose. Ce rapport à la valeur vient percuter mes propres interrogations, en fille éduquée en conscience de son insignifiance jusqu’à néantisation. L’abandon et la prostitution sont aussi naturels que le pétrole qui fait la corruption majeure de la Françafrique, à une différence notable : l’abandon et la prostitution sont renouvelables.

Faites ceci en mémoire de moi.

Et l’on dévore des corps de filles et l’on boit leur sang. Le cœur amoureux demeure un cœur sanglant. La caritas transpire de ce livre où les êtres face à l’infini du malheur gardent foi en divers gestes d’amour. De l’écrivain qui écoute sans fin, qui envoie des textos la nuit ; de cette fille taiseuse qui finit par se confier ; de ces membres de l’association qui maraudent dans les bars pour offrir des préservatifs et une éducation sexuelle à partir de reproductions de sexes atteints de maladies vénériennes. Qui couchent avec ces filles ? L’écrivain, vous et moi, on répond d’une seule voix : les riches pédophiles. Ben non. Arno Bertina nous raconte cette misère au carré qui veut que ces filles soient la proie de leurs pairs, de pauvres hères qui trouvent là l’occasion d’avoir des relations sexuelles pour pas grand-chose. Parfois, les hommes ne sont pas plus vieux qu’elles. Cette prostitution discount de ces jeunes filles ne tuent pas le désir d’amour, de fonder une famille. Elles croient au Prince Charmant, à l’Amour qui serait un état stable et sécurisant, l’Amour qui serait une essence spéculaire de soi, l’Amour comme un infini posé sur une table à côté d’une lampe à huile.

L’écrivain y croit aussi, je pense. C’est touchant, troublant même si le lecteur ne fait qu’effleurer cet abîme chez le narrateur.

« La misère totale est la fois une peau et l’air qu’on respire. »

C’est tragique, mais pas pathétique. Il y a plusieurs mises à distance qui œuvrent avec l’écrivain face à ce sujet et à ces corps qu’il n’a pas le droit de violenter même avec la grâce d’une métaphore. Ces mises à distance ne sont pas des plaisirs pour moi, mais je les comprends. Sans doute aurais-je pu m’en passer, mais il y a une nécessité qui dépasse celle du lecteur – lectrice en l’occurrence ; c’est la nécessité du livre et celle de l’auteur « embarrassé » parce que soucieux de justesse. Arno Bertina fait deux choses pour supporter, pour absorber ce qui n’est ni son monde ni son expérience : l’une là-bas, l’autre dans le livre. Là-bas, il prend des photos. Dans le livre, il fait des citations.

Il raconte les photos qu’il prend, d’ailleurs l’illustration de couverture est une photo réalisée par l’auteur, il décrit comment à de nombreuse reprises, il tente de fixer son réel sur la pellicule (son portable, mais on se comprend). L’abondance de ses sensations, expériences le submerge tant que son téléphone lui sert de pense-bête, de témoin, de prisme distanciel mais c’est aussi un lien avec les filles, il s’impose, elles posent ; c’est émouvant, tant c’est maladroit de vérité parce qu’au fond ce sont ces filles qui l’acceptent en posant pour lui, il demeure un intrus. Les citations et les références le guident pour faire enquête sur son geste littéraire mais aussi pour donner chair (à ce qui n’en manquait pas pour moi) à l’expérience de témoignage qui est la sienne ; Arno Bertina charge parfois son texte d’autres mots comme un airbag qu’il voudrait mettre entre nous, la violence, et la littérature. Ces deux mises à distance font la généalogie d’un art amoureux et esthétique : l’embarras du juste qui perçoit bien sa foi dérisoire face à la puissance systémique du malheur.

Son secret de composition, son secret de fabrique je le comprends après coup alors que résonne ceci : « Le mystère c’est la lumière ». Car le livre finit par échapper à son créateur, embringué dans une fin qu’il n’a pas choisie. Pour en revenir au commencement : à Adrienne aimée et perdue.

« Le mystère, c’est la lumière. » Voilà l’estocade poétique de ce livre car au fond, de quoi s’agit-il ? Un homme, un amoureux ; des femmes, des amoureuses. Tout les relie. Pour le meilleur et pour le pire.

Dalie Farah

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