Impasse Verlaine, Orléans : (mal) traiter (ou pas) de l’enfance maltraitée
Impasse Verlaine, Orléans : (mal) traiter (ou pas) de l’enfance maltraitée.
Par le biais d’un privilège nouveau, j’ai pu lire le livre de Yann Moix avant sa sortie officielle. J’en étais curieuse à plusieurs titres, le premier est que j’avais déjà parcouru (plus que lu, honnêtement) Naissance dans lequel j’avais trouvé par surprise quelques parentés biographiques entre nous ; puis surtout, je viens par le plus grand des hasards de publier un roman chez Grasset intitulé Impasse Verlaine qui prend la même matière de départ que son Orléans : l’enfance et sa maltraitance.
J’avais écrit une première version de cette critique puis inquiète de me mêler d’une affaire trouble, je me suis retirée, je reviens.
De manière littéraire et cordiale,(je ne joue pas dans la même catégorie que M. Moix), je vais faire ce que l’on appelle de la littérature comparée.
Impasse Verlaine vs Orléans.
PREMIER ROUND : le titre
Du titre on voit déjà deux postures et deux situations : une impasse versus une ville entière.
Nous n’avons pas la même dimension et par là, le même rapport à la vérité pourtant nous procédons d’une histoire parallèle. Yann Moix appelle son livre Orléans : ville natale, mais aussi désir d’une forme de symbolisation de l’espace. Partir d’une ville entière pour une situation procède déjà d’un degré de mythification supérieur. Le périmètre qu’un regard peut embrasser est limité, j’entends le regard d’un personnage et non pas d’un romancier ou d’une romancière.
On s’attend à une fresque, à une ampleur géographique, ce n’est pas le cas : les deux romans parcourent des espaces réduits, ceux de l’enfance ; à la différence que le narrateur d’Orléans, un garçon d’un milieu semi-bourgeois a une latitude de mouvement supérieur à celle de la narratrice d’Impasse Verlaine.
Les deux romans sont des romans de province, mais le premier très clairement se tourne vers la capitale. Il y a quelque chose d’un « A nous deux Paris » explicite dans Orléans, implicite et métaphorique dans Impasse Verlaine.
SECOND ROUND : la vérité
D’emblée, je l’affirme, Yann Moix ne ment pas sur la douleur ressentie.
La preuve est dans son livre et je citerai un passage de son Orléans qui aurait pu se glisser dans mon livre. Il y est question d’une violence que j’ai tue dans mon roman et qui apparaît dans le sien car les sadismes parentaux n’ont aucune originalité – j’en suis désolée pour toutes les histoires singulières – . L’exactitude de cette page, son caractère clinique et ironique en font une profession de vérité, je parle de la page où l’enfant est battu avec un fil électrique, page extraordinaire de justesse dans la description de la douleur ressentie, j’en suis garante, c’est exactement comme ça. On ne peut pas avoir écrit ça comme ça sans avoir été fouetté ainsi. Par qui et quand, n’est pas mon problème et ne devrait pas l’être.
Un autre passage dit la vérité pour quiconque a pris un jour des coups de la part de quelqu’un de plus fort que soi. Alors que le père a poussé le jeune homme dans le jardin, il réplique, il menace le père qui se met alors en posture de protection ; enfin, le narrateur a obtenu ce qu’il désirait l’humiliation du père, mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus juste ici, c’est une phrase :
« Il saurait désormais ce que signifie ce laps de temps, infime et pourtant infini, où le coup n’est pas encore parti (…) »
C’est fort et vrai.
Pour autant, son livre m’apparaît inachevé et inexact dans son projet de vérité.
Outre qu’il passe sur les éventuelles causes des violences – qu’il renvoie au hasard sadique – il ne décrit pas la situation du narrateur. Qui est-il ? Son père nous le comprenons est médecin. Où ? Pourquoi ? Et qui est son père ? Sa mère ? Et la mère. D’où lui sort cet « enculé » qu’elle jette à la gueule du gamin ? Cet enfant qui semble l’attirer et la dégoûter ? Que fait-elle de ses journées ? Pourquoi cet état toujours hystérique ? En faisant le choix du non-dit, Yann Moix ne peut pas dire la vérité comme il le prétend.
Je fais la même chose sur les personnages masculins presque absents de mon livre, mais la différence est qu’ils ne sont pas (encore) mon sujet : le sujet d’Impasse Verlaine est un lien mère/fille, le sujet d’Orléans est l’humiliation d’un fils.
Le problème d’Orléans réside dans l’abstraction du substrat social qui transforme la psychologie en un schématisme croqué à la va-vite et ce n’est pas de la justesse.
Quasi toutes les descriptions des personnages principaux sont aussi monosémiques que celles des personnages de conte.
C’était le danger avec mon personnage de Vendredi : faire d’elle une Babayaga des Aurès. Ce n’était pas mon intention, c’est ce qui a motivé de reconstituer une enfance à la mère pour être juste avec cette violence dont elle tient héritage de sa propre mère.
La crudité des violences ne suffit pas à créer ce que Yann Moix appelle « la vérité dans sa simplicité nue »
Donc, Yann Moix n’a pas écrit un roman autobiographique, ni même un récit, il a écrit un conte cruel, à partir de sa matière enfantine et il en a bien le droit.
TROISIEME ROUND : LA LITTERATURE
La part littéraire d’Orléans réside dans ces beaux passages ironiques ainsi qu’à ses failles du réel comme la mention d’un ours borgne qui dit avec beauté la solitude du narrateur-enfant :
« Une fois dans mon lit, je m’aperçus qu’il manquait un œil à mon ours en peluche. J’allais devoir passer la nuit avec un borgne. »
J’ai beaucoup aimé aussi cette métaphore en retrait où le narrateur évoque son rêve d’être boucher dans une description vive et naturaliste. L’ambivalence sado-masochiste du narrateur est donc bien évoquée avec discrétion et c’est réussi. De même, les descriptions du pathos (souffrance) de l’humilié sont toujours anglées par la surprise d’un narrateur pris au dépourvu : sans intimité, dépouillé de ses trésors et de ses quêtes, il est l’enfant nu. La cruauté de la tablée bourgeoise lisant en se moquant les poèmes pongiens écrits par l’adolescent est à ce titre exemplaire et n’est pas sans rappeler Vendredi se moquant de la narratrice de mon livre qui aimerait faire des claquettes.
Pourtant, à plusieurs égards, dans un paradoxe étonnant Moix fuit la posture littéraire pour incarner celle d’une plume de procureur.
Yann Moix désire accuser. Il s’absente du romanesque pour plaider une forme de réquisitoire annoncé par l’hyperbolique et radical exergue de Hugo : « Ce qui est fait contre un enfant, est fait contre Dieu. »
La littérature est pour moi une transposition du réel dans le sens où elle réserve des possibles, des nuances à explorer ; pour Yann Moix, il semble que c’est l’inverse, le réel est une transposition ratée de la littérature. Peut-être voudra-t-il toujours s’en venger ?
QUATRIÈME ROUND : le goût de la falsification
Il y a dans le monde que Yann Moix décrit une passion pour la falsification. L’enfant-narrateur est la falsification centrale de ce livre. L’enfant, inaccepté, et inacceptable égrène les violences subies comme une dénégation permanente de son intégrité : l’humiliation est poussée dans des extrêmes où les parents ne peuvent apparaître que comme des créatures mythiques (donc fausses).
Les parents maltraitants sont des monstres inexplicables à l’enfant. Et peu importe que l’enfant lui-même soit auteur de violences, là n’est pas la question. Règne dans la famille du livre Orléans, le goût du faux et au fond, seule la violence est vraie et surtout seule la violence relie les personnages entre eux.
Le désir d’infanticide est le désir central du roman ; désir dont jouit le narrateur car cet absolu destructeur consacre sa singularité et même son élection. A être tant battu et tant haï, il ne peut être qu’exceptionnel pour ses parents et possiblement pour le reste du monde.
En cela la scène du piano est essentielle, juste : le narrateur ne sait pas jouer du piano mais il veut avoir l’air d’un pianiste. Il se met à faire semblant de jouer, il est ridicule.
La quête de l’élection le poursuit : « (…) j’étais un mime, un pitre, un imposteur. » C’est un aveu central.
Et le projet initiatique formule un impossible réel qui procède du même désir : « C’est en moi-même que je voulais faire carrière ; devenir quelqu’un qui ne fut que moi. »
Dans Impasse Verlaine on retrouve ce goût-là : la mère a besoin de falsifier le réel pour le supporter, la narratrice pour le réenchanter. Le faux est nécessaire dans un monde violent, il sert d’échappatoire. Est-ce à dire qu’Impasse Verlaine est idéaliste et qu’Orléans est réaliste, je pense exactement l’inverse.
Dans Orléans, le faux est une valeur (bourgeoise), dans Impasse Verlaine, le faux est une stratégie (populaire).
CINQUIÈME ROUND : La violence
Dans Impasse Verlaine, il n’y a pas de commentaire, si la narratrice intervient c’est comme conteuse pas pour surplomber le récit et l’évaluer, et encore moins juger les personnages ; ce n’est pas le cas du roman de Yann Moix. Et c’est un souci quand il s’agit d’interroger la violence et notamment celle de l’enfance.
Yann Moix semble ne pas comprendre cette violence et il l’explique davantage en service après-vente dans les interviews que dans le livre. C’est dommage. J’avais plein de questions en comparant nos parcours et nos livres :
Comment l’adulte et surtout l’écrivain peut-il réellement voir s’échapper le sens d’une violence ? Pourquoi n’a-t-il pas enquêté sur elle ? Il a le droit de refuser de comprendre, enfermé (réfugié ?) dans une monosémie dévastatrice et rancunière, peut-être même nécessaire et vitale, mais pourquoi ? Il aurait été passionnant de voir le narrateur se cogner à cette opacité.
L’expliquer. Ou au moins la mentionner.
Je suis bien placée pour savoir que la compréhension de la violence est très très coûteuse, bien placée pour savoir que cela ne va pas de soi, que tout résiste en soi, absolument tout à la vérité. Qu’il n’y a rien de plus menteur que la souffrance. Je le sais, toutes les premières versions d’Impasse Verlaine sont mensongères. Plus j’écris, plus je cherche la vérité, plus je pense qu’il faut se méfier de soi.
DERNIER ROUND : L’enfant maltraité est-il condamné à maltraiter son enfance quand il l’écrit ?
Peut-être. Sans doute.
Lorsque la littérature s’empare du réel et qu’elle fait fi de sa complexité, elle s’ampute, elle s’ampute de possibles plus grands encore que des métaphores bien trouvées, où des descriptions virtuoses. Dans Orléans, la scène de la forêt est prodigieuse, celles des slips souillés aussi ; Moix est toujours juste depuis l’enfance, mais moins depuis l’adulte. Il y a sans doute une raison.
Dans mon roman, la narratrice n’est pas le sujet, le sujet c’est ce lien fou, féroce, incompréhensible mais réel entre une mère qui bat sa fille. Je ne défends ni n’attaque personne.
La catharsis narcissique provisoire du corps blessé n’est pas celle de l’écriture pour moi.
Qui peut m’enlever ce droit ? Personne.
Mais il semble que pour Yann Moix la catharsis narcissique du corps blessé est celle de l’écriture.
Qui peut lui enlever ce droit ? Personne.
La violence est le sujet majeur de mes écrits, je cherche et explore la fabrique de la violence et ne m’en remets plus aux figures de contes où les créatures violentes le sont parce qu’elles le sont et développent une psychologie se limitant à une glorification de la victime. Glorifier la victime, c’est la justifier telle et c’est tuer, lorsqu’on écrit pour partie au moins la littérature.
L’héroïsme est mort en 1914 et Moix le sait bien.
Glorifier la victime c’est justifier le choix du bourreau comme bourreau.
C’est aussi stagner, piétiner dans la morale pour ne jamais dépasser ni sublimer le corps meurtri. Dans le temps des affects, voire de la reconstruction, cette glorification est une phase nécessaire, dans la lutte, le militantisme, au tribunal, cette glorification est un argument de vérité.