« Errance » de Pierre Imbert
Le lent battement du temps qui paresseusement s’écoule à travers le miroir déformé des heures. Des heures identiques et pourtant singulières, inconstantes à mon image. Parfois inconsistantes, puis comme chargées du poids lourd de mes vicissitudes.
Entre ce témoin du temps qui stagne et les quelques bruits propres à un bureau dans la langueur d’un 13 juillet, mes yeux ouverts vont au-delà du bureau encombré de dossiers, au-delà aussi des placards et des murs. Ils voyagent, s’attardent sur un rocher dominant la mer, suivant les mouvements si vivants imprimés par la houle, et j’envie ces goélands, ces cormorans qui jouent avec le vent, se laissent porter dans l’air. Je m’envole à mon tour pour d’autres paysages. Ils sont faits de montagnes, de pentes douces et de parois abruptes. Des vallées partent des sentes et des chemins qui d’abord traversent champs, prairies et villages. Puis atteignent la forêt dont les pins masquent le ciel . Des torrents coupent le sentier. La fraîcheur m’enveloppe. Encore un virage et la forêt cède la place aux alpages. Nous voilà entré dans le sanctuaire, le monde des montagnards. Devant, au dessus, derrière les troupeaux, au-delà des chalets d’estive, s’étend encore un autre monde. Un monde moins chaleureux, un monde moins humain, qui peut être angoissant mais qui surtout m’attire. Dans ce monde minéral où les derniers genévriers, les dernières herbes tenaces laissent finalement la place à un chaos de rochers, on a un peu l’impression de laisser le monde des vivants. Une faune nouvelle, maîtresse de cet univers, se substitue aux troupeaux du dessous dont les clarines rappellent encore la présence. Au dessus encore les premières neiges, névés aux couleurs parfois sales qui profitent d’une exposition loin du soleil. C’est ici que le marcheur laisse ses premières traces, témoins plus ou moins éphémères de son passage. Passée cette frontière. La neige, la glace étalent un blanc virginal autant que provoquant au milieu de parois et de dalles de granit ou de calcaire, agressives, tentatrices. Les versants illuminés, irradiés d’un soleil que l’on sent si proche, aveuglent quiconque ne s’est pas protégé de leur éclat. Ici, on n’est plus ce qu’on était en bas. On n’est plus rien, au coeur de la démesure, à la merci des éléments et des éboulements en tout genre. Mais surtout on est tout. Tous les sens en éveil. Le plus dur, ce n’est pas d’y aller. Le plus difficile c’est de trouver la raison de redescendre.